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frapper le grand coup, se disait-elle : « Que sait-on ? il pourrait arriver que cet homme sans ressort, sans volonté, fût assez sensible au chagrin de me perdre pour que son malheur le transformât ! » Si elle caressa cette espérance, ce fut la dernière de ses illusions. Stieglitz supporta très philosophiquement son malheur ; il fut charmé du bruit qui se faisait autour de lui, son amour-propre y trouvait son compte, sans aucun profit pour son talent ; il en eut aussi peu le lendemain que la veille. Charlotte s’était sacrifiée en vain ; il est beau de s’immoler pour ce qu’on aime, mais il ne faut pas aimer les Henri Stieglitz.

Nous lisons dans le rapport de Mlle Schirmacher qu’à Chicago, pendant l’Exposition, le jour de la Pentecôte, les membres du congrès féministe se réunirent dans une des salles de délibération pour un service religieux, que la liturgie fut lue par une jeune miss aussi jolie que distinguée, ministre de l’église unitarienne, que le sermon fut prononcé par une de ses collègues de l’église méthodiste. « Derrière les officiantes, qui sur leurs costumes de ville portaient comme habit ecclésiastique une ample tunique noire, étaient assises dix-huit femmes-pasteurs, régulièrement ordonnées, parmi lesquelles plusieurs négresses. Un dit beaucoup de bien en Amérique, ajoute Mlle Schirmacher, de ces femmes qui, en leur qualité de ministres du Verbe divin, descendent dans les profondeurs de la société pour porter la consolation où la lumière et le bonheur se font rares. » Ces femmes-pasteurs peuvent nous paraître étranges et même un peu baroques ; mais le premier étonnement passé, il faut leur rendre cette justice qu’elles font un meilleur emploi de leur vie que les prêtresses du génie et du parfait amour dont M. Geiger nous a remémoré l’histoire, qu’il est plus utile de soulager les vrais malheurs que de s’en créer d’imaginaires.

Si Mme Morgenstern et Cauer avaient invité le congrès de Berlin à prononcer un jugement motivé sur ces Allemandes d’autrefois, si différentes de la plupart des Allemandes d’aujourd’hui, l’assemblée aurait sans doute déclaré tout d’une voix que Dorothée Schlegel était une fourvoyée, Jeanne Motherby une échauffée, Thérèse de Vinkel une toquée ridicule, Charlotte Stieglitz une folle tragique, que la femme qui se respecte est tenue de rester la maîtresse de son cœur et de n’en disposer qu’avec connaissance de cause, que dans l’intérêt même de l’homme elle doit l’obliger à compter avec elle, ne lui donner que ce qu’il mérite qu’on lui donne, et au besoin lui prouver qu’elle sait se passer de lui.

G. VALBERT.