Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/710

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’elle est au XIXe. Comment donc n’en pas conclure que cet effrayant développement musical, représentant un effort prodigieux de génie, a ajouté peu de chose au bonheur du genre humain. A moins toutefois que dans cet art spécial, un niveau constant de sensation esthétique puisse être maintenu uniquement au moyen de doses croissantes de stimulant esthétique. » — Rien ne confirme ces vues profondes et peut-être nouvelles, comme une reprise, entre deux chefs-d’œuvre contemporains et complexes, d’Orphée, de Don Juan, ou de tout autre chef-d’œuvre simple et ancien. Alors il faut bien s’avouer que les moyens constamment accrus de la musique, surtout de la musique de théâtre, n’en ont point accru la beauté. Il n’y a pas dans Don Juan une situation, une figure, un caractère, à l’expression duquel un siècle de musique ait rien repris ou seulement rien ajouté. Mozart ressemble aux Grecs, dont Taine a si bien dit qu’ils « arrivent à la magnificence par l’économie, et pourvoient à leurs plaisirs avec une perfection que nos profusions n’atteignent pas. »

S’agit-il d’amour, ou de séduction ? Au compositeur de Faust, — un maître pourtant en pareille matière, — il a fallu un acte entier. Et cet acte sans doute est délicieux. Mais que Gounod, même ici, paraît encore diffus et lent à côté de Mozart ! Quelle analyse au lieu de quelle synthèse ! Au lieu de quelle essence, quelle dilution ! Le duo de Là ci darem est une merveille de plénitude en même temps que de sobriété. Rappelez-vous comme aux deux personnages d’abord la mélodie, à peine accompagnée, se prête tour à tour. Par Zerline seulement la cadence en est retardée, en deux mesures évitant la symétrie trop rigoureuse, et déjà expressives de malice et de soupçon. Appuyée sur une note tenue, la reprise insiste un peu davantage et Zerline alors d’interrompre. Déjà le dialogue n’est plus entre les deux périodes totales, mais entre des fragmens de période. Mais voici que de note en note et par trois fois glisse, la phrase : Presto non so piu forte, dont la Zerline de l’Opéra-Comique a si finement gradué ou plutôt dégradé la répétition. Puis c’est la rentrée et la dernière reprise du thème, auquel s’unit une flûte persuasive et mystérieuse. C’est la coda très vive, un peu syncopée à l’orchestre ; c’est encore une fois, et sur les mêmes paroles, la même spirale mélodique descendant de plus haut et plus bas. Et c’est enfin la conclusion insouciante et folle, la chute la plus légère, la plus facile dont soit jamais tombée une enfant de quinze ans.

Quelque note que donne Mozart en cette œuvre où n’en manque pas une, il la donne ainsi brève et profonde. Toujours l’économie et la perfection. Rien de trop nulle part, là même où dans l’art contemporain l’excès, l’effort du moins et l’effet peuvent nous paraître admirables. Mozart reste simple jusque devant la mort. Le trépas épique de Siegfried et ses funérailles de géant ne feront point oublier l’agonie