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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/79

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très réduit par nos romanciers et par nos poètes. Ils mettent au premier plan la liberté en lutte contre quelque passion bien connue d’elle. Les deux adversaires aux prises, en pleine lumière, se livrent à des passes d’armes, visière levée, comme des chevaliers dans un tournoi. Les forces obscures et sourdes, dont la poussée est celle même de la nature sur l’homme, semblent avoir disparu : tout est devenu humain. Le milieu physique, du même coup, s’efface au profit du milieu social. Le sens de la nature a été long à se développer dans la littérature française, tant la vie intellectuelle et sociale, rapportant tout à l’homme, absorbait tout. Stendhal a beau dire qu’une chaîne de montagnes neigeuses à l’horizon de Paris eût changé toute notre littérature, la chose est douteuse : si la société avait été la même en face de ces montagnes, il n’y eût eu peut-être de changé dans notre poésie que quelques descriptions, comparaisons et métaphores.

Un autre trait des personnages dans notre littérature, c’est qu’ils ont un caractère fixe et achevé, par cela même une forme nette et définissable. Mais l’évolution même du caractère, son « devenir » à travers des métamorphoses successives, voilà ce qu’on ne peint guère en France. Pour emprunter des termes à la science du mouvement, on peut dire que les caractères, dans notre littérature, sont présentés à l’état statique, non dynamique. De là leur accord avec eux-mêmes, leur consistance logique, leur constance qui ne se dément presque jamais. Aux trois fameuses unités d’action, de temps et de lieu, nous en avons encore ajouté une autre : celle du caractère ! Qu’y a-t-il pourtant, a-t-on objecté, de plus « ondoyant et divers », de moins systématique, d’aussi vague en ses contours, d’aussi discordant même qu’un caractère réel ? N’est-ce pas le domaine de l’obscur et de l’imprévu ? On peut répondre que les caractères en apparence les plus illogiques suivent encore une logique intérieure ; mais il reste vrai que nos poètes et romanciers se contentent trop de quelques élémens du problème, au lieu d’en embrasser la complexité. De même que, dans le poème de Dante, chaque homme possède une certaine qualité fixe, bonne ou mauvaise, par laquelle sa place est elle-même marquée au ciel ou dans l’enfer, ainsi, dans notre littérature, chaque âme est définie et classée par sa vertu ou son vice.

C’est un trait essentiel encore — et essentiellement français — de notre théâtre, que non seulement toute passion et tout vouloir s’y traduit en idée, mais toute idée s’y traduit en acte. Ici, comme ailleurs, nous ne séparons guère la conception de l’exécution. Hamlet est un type inconnu sur notre scène ; aucun de nos héros ne rêve : ils sentent, ils veulent, ils parlent, ils agissent ; une chaîne de résolutions et d’actes, changeante et pourtant logique,