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genre humain. — L’imagination, qui tour à tour nous ravit et nous désole, multiplie bien au-delà de sa valeur l’importance de ces rapprochemens possibles ou de ces dissemblances forcées dans le vêtement des diverses classes. Et comme l’amour-propre du grand nombre souffre, plus que de raison peut-être, de cette barrière brutale qui catégorise extérieurement les créatures suivant l’aspect d’une jupe ou d’un manteau,) de même la possession d’une étoffe réputée inaccessible, le port d’un tissu longtemps privilégié, berce délicieusement la vanité native de chacun et flatte la tendance à l’uniformité, rêve des foules contemporaines.

Encore quelques pas, il est vrai, et la « vanité de la soie » aura vécu, lorsque sa vulgarisation sera complète et qu’elle aura conquis les filles des champs, comme elle a pénétré la petite bourgeoisie des villes. Nos descendais connaîtront alors la réalité des bergères de Florian, et ils se moqueront de nous qui nous étions moqués d’elles. Je voyais de ma fenêtre, l’été dernier, l’herbe secouée sur la prairie par des faneuses, ayant des rubans de soie sur leur chapeau de paille et une ceinture de soie au corsage. Ces paysannes, nanties de souliers et de bas blancs, eussent été saluées comme des demoiselles par leurs arrière-grand’mères.

Quant à l’uniformité des textiles soyeux, on comprend bien qu’elle est fort relative, puisqu’il existe des soies depuis 500 francs jusqu’à 0 fr. 50 le mètre. Ce qui séduit la masse, ce n’est pas la richesse intrinsèque de l’étoffe ; c’est l’idée traditionnelle de luxe qui s’y attache et la participation idéale à des jouissances jusqu’ici défendues par leur prix.


I

Dans les soies à bon marché entre pour peu de chose l’apport de ce ver domestique, que l’on élève et nourrit jusqu’au moment où, suspendu à une branche de bruyère, il file soigneusement son propre tombeau, ce cocon fragile dont il ne sortira pas vivant. Les innombrables et mystérieux produits dont « se charge » la grège, à la teinture, constituent une bonne part du tissu ; ou bien le fabricant marie aux soies de l’Asie le coton de l’Amérique. Car la matière première est éminemment cosmopolite ; c’est par le travail que l’étoffe devient française. La production des soies, y compris les déchets les plus grossiers, longtemps inutilisés, et dont notre siècle a appris à se servir, est estimée sur la surface du globe à 42 millions de kilos ; dans lesquels la part de la Chine, leur première patrie, ressort à 19 millions et celle de la France à 1 million 300 000 kilos seulement.