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parterres entiers dans le Marché de Paris et l’Ile de Cythère. Sous Louis XV, à la correction majestueuse succède le faire aisé, la fantaisie aimable, qui donnent un cachet de distinction aux caprices même dépravés de la mode. Ces navires aux mâtures fleuries, ballottés sur des flots de corail et de nacre, ces entrelacs de branchages peuplés de personnages et d’animaux fantastiques, ces chinoiseries mises en honneur par la marquise de Pompadour, montrent avec quelle fertilité inventive des dessinateurs comme Douait ou Pillement excellèrent à approprier l’inspiration aux tyrannies éphémères de la clientèle. Avec Gally Gallien, avec Philippe de la Salle, dont les conceptions hardies resteront l’expression la plus vraie de ce genre de décoration, nos fabricans reviennent aux grandes traditions artistiques. Philippe de la Salle, dessinateur et mécanicien, perfectionna le métier au moyen duquel il fraya une route nouvelle, par des nuances mélangées résultant de la multiplication des « lacs », — fils superposés à la trame principale.

On vit alors sur les étoiles des paysages où les lointains habilement placés faisaient illusion, on y vit des fruits charnus, poudrés d’une semence de vie, des fleurs de structure incomparable, irréelles, creuses avec des lèvres dentelées, entr’ouvertes et tentantes à la main, qui semblent évaporer autour d’elles l’essence de leur corps odorant. C’est à l’étude passionnée de la nature, où se trouve la source de tout renouvellement, que ces « Raphaël de la mode », ainsi qu’on les appela, ont demandé le secret de compositions comme le Panier fleuri, les Perdrix ou la Jardinière. Par leur caractère d’absolue perfection, des lambeaux de soie tissée à cette époque possèdent la valeur de véritables reliques d’art, que les collections publiques se disputent de nos jours. Ce « haut façonné », dont la « grande fabrique » lyonnaise était parvenue à acquérir la maîtrise, lui avait valu la suprématie ; c’était elle qui meublait les palais de l’Europe. Elle apparaissait à son apogée, entre les Italiens au déclin et les concurrences modernes au début.

Sous le premier Empire, les tissus prennent cet aspect de somptuosité froide, en honneur dans la société militaire. La Restauration, avec des artistes moins connus, commence à perdre de vue le rôle décoratif de la soie. L’initiative fait défaut et la décadence rapidement s’accentue. Rien de plus offensant pour le sens commun, avec lequel le goût entretient parenté, que des bouquets touffus, modelés sous un jour de convention, lorsque cette série de tableaux apparaissaient sur les robes du temps de Louis-Philippe, dont les mille plans et plis brisaient la perspective et