Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/81

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

non moins vivant aujourd’hui que jamais. En pleine Ile-de-France est née l’architecture si mal appelée gothique. Taine n’a pas vu les traits nationaux qui y éclatent. Renan lui-même l’a critiquée, opposant à la simplicité solide de l’architecture grecque le caractère fantastique et « chimérique » des constructions ogivales. Aujourd’hui, les principes rationnels de ces constructions sont connus ; leur logique intérieure, sous leur apparence illogique, est démontrée ; leur miracle de mécanique est ramené à ses lois naturelles : du même coup, sont mises en lumière l’originalité et la supériorité du génie français. Tandis que l’architecture des Grecs était fondée sur le point d’appui vertical, qui attache l’édifice au sol comme un vrai produit de la terre ; tandis que l’architecture des Romains, faisant porter l’arc directement sur la colonne et la voûte sur les murs extérieurs, empruntait encore sa solidité et sa pérennité aux points d’appui terrestres, l’architecture de la France chrétienne cherche son centre dans les airs et reporte son effort sur la voûte même, toujours plus haut. Comment donc réaliser ce prodige de faire tenir en l’air la voûte immense et monter les clochers jusque dans les nues ? En demandant l’équilibre, non plus à la masse soutenue perpendiculairement par le sol, mais à une combinaison aérienne de forces obliques qui annule chaque poussée d’arc par une autre, diminue ainsi la sujétion à la terre et, résolvant toutes les pressions en un mutuel équilibre, dresse enfin vers le ciel la voûte allégée et triomphante. Ainsi, par un renversement des procédés antiques, au lieu de ne faire la voûte que pour couvrir l’édifice, l’édifice est fait pour soutenir la voûte et ouvrir en tous sens des perspectives lointaines, sous le mystère des demi-jours. L’ossature intérieure, grâce à ses colonnes et à ses arcs croisés, qui semblent des bras joints pour la prière, pourrait presque se passer de supports extérieurs : elle se tient debout moins par sa masse que par l’annulation même de sa masse, non mole sua stat[1].

C’est donc bien un principe nouveau et original d’architecture qui devait couvrir de merveilles, d’abord la France, puis, par contagion, tous les pays voisins[2]. Tant qu’il était resté purement chrétien, l’art avait gardé une immobilité hiératique, sans s’associer au mouvement de l’existence extérieure, sans entrer en contact avec « l’imagination des foules », sans refléter la diffusion

  1. Voir, outre Viollet-le-Duc, le bel ouvrage de M. Gonse : la Sculpture française depuis le XIVe siècle (1895).
  2. Des associations maçonniques, obéissant à un maître d’œuvre, se portent là où des travaux les appellent, émigrent et construisent le petit nombre de cathédrales gothiques qu’on trouve hors de France, à Salisbury, puis à Bruxelles, où elles bâtissent Sainte-Gudule, à York, à Burgos, à Cologne, où elles imitent Amiens, à Londres, où elles construisent l’abbaye de Westminster.