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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/830

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équité bienveillante et de sang-froid si remarquable chez Louis-Napoléon et Morny. La courtoisie envers l’adversaire ne lui coûtait pas, l’impartialité lui était impossible ; il accueillait sans critique les mauvais bruits qui le déconsidéraient, et mît-on la vérité sous ses yeux, de très bonne foi il ne l’apercevait pas ou l’oubliait, tant était impérieuse la tension de son parti pris. Sectaire à sa façon, il ne savait pas entrer, même un instant, dans la pensée d’autrui, ne fût-ce que pour la mieux juger ; il s’absorbait si exclusivement dans la contemplation de la sienne, que lorsqu’il s’agissait de la faire prévaloir, il ne se rendait plus compte de ce qui restait correct et de ce qui cessait de l’être ; et cela avec d’autant plus de tranquillité de conscience que, confondant sa personne avec sa cause, il croyait ne se donner jamais lui-même pour objet à son ambition. Il s’estimait irrésistible. On lui contait que quelqu’un avait mal parlé de lui. « Invitez-le à déjeuner avec moi », avait-il répondu. Sa manière d’obtenir un service était d’en remercier avant de l’avoir reçu. Cependant, malgré la grâce de ses procédés, on n’était pas tenté de l’aimer, car son charme manquait de chaleur et ses formes caressantes recouvraient une sécheresse d’âme presque implacable. On ne sentit jamais tant de roc sous tant de fleurs. — Il n’en est pas moins certain que, si la maladie ne l’eût paralysé en pleine maturité, à trente-huit ans, il eût exercé une influence prépondérante, et bien des événemens peut-être se seraient déroulés différemment.

En s’asseyant devant son bureau, Falloux trouva un beau portefeuille avec cette inscription : « De la part de M. de Persigny, souvenir de Londres, 1835. »

Aucun de ces personnages n’éprouvait de dévouement ni même de sympathie pour le Président. Odilon Barrot avait échangé quelques lettres avec lui durant sa captivité, mais il l’avait à peine aperçu quelques instans à Londres entre deux portes, juste le temps de lui déclarer qu’il y avait un abîme entre ses idées et les siennes ; les autres ne l’avaient jamais approché, et ne lui accordaient d’autre valeur qu’une certaine témérité d’aventurier, et le considéraient comme un fou à contenir, un esprit médiocre à régenter.

Aucun d’eux, sauf Bixio, ne professait pour la République elle-même plus de dévouement et de sympathie que pour son président : orléanistes ou légitimistes, ils n’y voyaient qu’un pis aller éphémère à travers lequel on reviendrait à la monarchie.

Ces ministres étaient des geôliers plus que des conseillers.

On compléta l’investissement moral du chef de la République, en réunissant, dans la personne du général Changarnier, malgré la prohibition de la loi, le commandement de la garde nationale