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garde conscience d’elle-même sous une oppression séculaire.

J’aurais voulu montrer mieux que je ne l’ai fait la forte unité, l’admirable harmonie de cette race, expression vivante de son abrupte patrie. Après tout, il est possible que je me trompe ; je puis être la dupe d’une illusion. Le dégoût que nous inspirent à certaines heures toutes les hontes de notre civilisation, toutes ses hypocrisies perfectionnées, nous ramène violemment vers la nature. Nous aspirons à descendre vers les races que nous appelons inférieures, parce que nous les avons vaincues. Leur simplicité nous rafraîchit ; leur ignorance nous fait envie ; notre détresse nous les rend plus belles. Aujourd’hui, point d’honnête homme qui ne ressemble un peu au docteur Faust et ne soit capable de s’éprendre un instant du rouet de Marguerite. Mettons donc que j’aie rêvé sur les Hauts Plateaux. Il ne me restera qu’à m’excuser près de mon lecteur de l’avoir trop longtemps entretenu d’un simple rêve.


III

Je désirais descendre dans la mine et visiter ses galeries, qui portent les beaux noms de Ramirez et de Monte-Cristo.

Nous nous engageons sous le tunnel, et notre véhicule s’arrête devant un obscur couloir, qui aboutit à une chambre assez vaste, éclairée à la lumière électrique. L’atmosphère en est terriblement chaude et il s’y mêle des odeurs d’huile rance et de sueur. C’est le vestiaire. Nous échangeons nos vêtemens contre des chemises de laine et des pantalons grossiers. Autour de nous circulent des bambins étiolés : je remarque la maigreur de leurs jambes, et leurs pauvres yeux vides. Quel âge ont-ils ? Dix ou onze ans peut-être. Plusieurs en paraissent huit à peine. Pourquoi nous accompagnent-ils ? Hélas ! cette petite escorte, que nous chargerons de nos châles, vit, travaille, gagne son pain dans les profondeurs de la mine. La Compagnie aime les enfans : elle les paie moins cher que les hommes. On les emploie à diverses besognes, qu’ils peuvent remplir et dont ils meurent. Vers huit ans, ils descendent à neuf cents pieds sous terre : ils en remontent moribonds à quinze ans. Un des administrateurs de Pulacayo m’affirmait que les deux tiers n’atteignaient pas leur dix-huitième année ; et le même M. Barrau, esprit fin et cultivé, me disait, avec une ironique philosophie, en me montrant un minerito haut comme une botte : « Ne trouvez-vous pas que ce spectacle rend socialiste ? » Ces enfans qui nous entourent ont une impassibilité de vieillards. La nuit éternelle, où ils grandissent, a éteint leurs regards et donne à leur figure une rigidité sinistre. Leurs