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une perte irréparable. » Si, pendant la période crispinienne, les philosophes et les sociologues d’outre-monts connaissaient ainsi et ainsi jugaient notre caractère, sine ira et studio, nous pouvons nous faire une idée du prodigieux malentendu qui a régné, dans les masses, entre les deux nations voisines et qui, espérons-le, va prendre fin. En croyant dépeindre la France, c’est l’état de l’esprit italien dans ces dernières années que, sans s’en douter, a dépeint M. de Bella ; on pourrait se demander si cet état même n’était pas, lui aussi, « pathologique » ; mais non, il était simplement politique. En assimilant la Corse à l’Alsace-Lorraine, l’auteur nous éclaire sur l’arrière-pensée de ses gouvernans bien plus que sur la nôtre. Quant au soin de protéger les chrétiens d’Orient, on devine assez que l’Italie nous l’eût alors enlevé volontiers, à son profit, sans se soucier le moins du monde de savoir si elle ne « contredirait » pas en cela sa politique antipapale. En tous cas, s’il n’y avait pas chez nous d’autres symptômes de dégénérescence psychique, les gens que l’on tue se porteraient assez bien.

C’est notre littérature contemporaine, ce sont nos poètes et nos romanciers qui nous ont valu les plus graves accusations de dégénérescence. Nous convenons volontiers que les décadens, dont la vogue est déjà passée, nous ramèneraient, comme M. Letourneau[1] l’a démontré, à la littérature des sauvages les plus primitifs, à la poésie « interjectionnelle » où le son est tout, où le sens n’est rien, à ces séries de vagues visions qu’on peut aussi bien parcourir de la fin au commencement ou du commencement à la fin, à ces allitérations, à ces assonances, à ces jeux de mots qui remplissent les chants des Papous, des Hottentots ou des Cafres. C’est de la littérature retombée en enfance. Mais qui s’intéresse à ces essais, dont la plupart d’ailleurs n’ont rien de sincère, folies voulues, délires à froid ? On ne saurait juger un pays sur l’amusement de quelques blasés, pas plus que sur l’accoutrement du jour.

Le réquisitoire bien connu de M. Max Nordau à propos de notre littérature contemporaine n’était guère plus probant que celui de M. A. de Bella à propos de notre caractère national. Selon M. Nordau, nos principales maladies — que d’ailleurs il retrouve dans toute l’Europe — sont révélées par nos poètes et par nos romanciers : l’égotisme, le mysticisme et le faux réalisme de l’obscénité. M. Nordau définit le mysticisme : « l’inaptitude à l’attention, au penser clair et au contrôle des sensations, inaptitude produite par l’affaiblissement des centres cérébraux supérieurs. » Sous cette phraséologie empruntée aux sciences, y a-t-il rien de moins scientifique ? De même, « l’égotisme est un effet de nerfs

  1. L’Évolution littéraire chez les divers peuples (1894).