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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/931

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harmonie plus cadencée que sa prose. Sans être un philosophe de profession il a dit, sur l’énigme du monde et de la vie, de ces mots qui retentissent au fond des âmes. Incliné par sa nature à la méditation, il excelle aussi bien à inventer des fables ingénieuses. Romancier, il donne à ses récits une portée que n’ont pas souvent les créations de la fantaisie. S’il a touché en quelques endroits à la perfection, ç’a été comme en se jouant ; il semble que son talent ignore le travail et que les plus grands artifices n’y soient que l’effet de la nonchalance. Esprit ondoyant, fertile en contradictions et en détours, la surprise la plus imprévue qu’il nous ménageât, afin de nous dérouter, c’était encore son étonnante fidélité à lui-même. Tandis que d’ordinaire l’enveloppe artificielle du doute laisse apercevoir quelque fissure qui s’élargit sous le choc des faits ou sous la poussée du sentiment, il a fait et il a tenu cette gageure d’être sceptique sans défaillances. Sa mobilité ne l’a pas entraîné hors du cercle une fois tracé. Il a suivi un développement logique, rien qu’en s’abandonnant à son humeur. A la veille du jour où M. Anatole France va prendre séance dans une compagnie qui lui garantit la certitude de l’immortalité, s’asseoir dans le fauteuil qu’un ingénieur occupait avant lui, prononcer une harangue d’apparat sous la coupole où l’ironie de M. de Montyon l’appellera quelque jour à couronner la vertu, le critique ne saurait avoir de tâche plus agréable que d’imaginer le « roman » de cet esprit curieux et de rechercher à travers les livres de l’écrivain les « aventures » de son âme capricieuse.

Les écrivains d’aujourd’hui nous parlent volontiers d’eux-mêmes ; l’époque de leur vie où leur souvenir s’attarde le plus complaisamment, c’est leur enfance. Ils ajoutent au recueil des Jeunes enfans célèbres, autant de chapitres dont ils sont les petits héros. On a coutume de les en blâmer et de mettre sur le compte de l’amour-propre l’abondance de ces épanchemens intimes. Que nous veulent ces puérilités ? Mais il est plus facile de se moquer que de comprendre. L’enfance contient déjà les lignes de la vie, et ce qui met entre les hommes une démarcation profonde, c’est que beaucoup parmi eux n’ont pas eu d’enfance. Ce n’est pas tout à fait leur faute : la fleur s’est étiolée dans une atmosphère qui ne lui était pas propice ; il lui faut tant de soins si délicats ! Malheur à ces enfans qui n’ont pas joué ! La raideur de leur allure les dénoncera plus tard ; les mouvemens de leur esprit seront sans liberté et sans grâce ; ils ignoreront le prix des choses inutiles. Le monde infini des rêves leur est à jamais fermé. Car l’imagination et la fantaisie ne s’éveillent que dans la fraîcheur des impressions. Les enfans, étonnés par la nouveauté des spectacles que leur offre notre vieil univers, s’en font des idées déraisonnables et charmantes. Nul obstacle ne contrarie leur faculté créatrice, et c’est pour eux que l’impossible n’existe pas. Ce sont de grands magiciens. Ils évoquent pour leur