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hasard des décès et des ventes. Livres de toute provenance et de toute nature, réunis sans méthode et voisinant sans ordre, ils n’ont pas tous même valeur. Ceux-ci n’ont de prix que par leur reliure qui est ancienne, présentant sur le plat quelque couronne ducale ; ceux-là par une suite de gravures qu’on ne trouverait pas ailleurs dans le même « état ». Ceux-ci ont moisi dans quelque château de province, d’autres ont passé par beaucoup de mains, éveillé dans beaucoup d’esprits des images différentes. Bibles protestantes et missels romains, in-folio des théologiens, pamphlets des athées, livres de tous les philosophes et de tous les poètes, livres frivoles et livres graves, c’est là qu’ils viennent tous aboutir, monumens dépareillés de la pensée humaine. Le cerveau de M. Anatole France est pareil à une de ces boutiques de bouquiniste. Le maître du logis y promène sa flânerie occupée. Il ouvre le livre qui est à portée de sa main et passe au suivant. Il n’en ferme aucun sans y avoir fait son profit. C’est une anecdote des plus réjouissantes, une historiette qui ressuscite des personnages disparus, un tableau qui évoque les mœurs de jadis, une remarque autour de laquelle il se plaît à réfléchir et à rêver. Il se prête avec docilité à toutes les suggestions et s’applaudit de toutes les trouvailles. C’est ainsi que des idées, des images, des contes, des curiosités d’histoire et de morale, s’emmagasinent dans son esprit. Il n’aura qu’à y puiser, le moment venu, et de la variété des connaissances, de la diversité des formes, de la fantaisie des rapprochemens inattendus, un charme se dégagera auquel nous ne songerons guère à résister.

Cependant de tant d’idées entre-choquées et de la rencontre de tant de visions contraires une philosophie se formait et se déposait peu à peu dans l’esprit de M. France. Il n’a fait à travers ses livres qu’en multiplier les formules et en diversifier l’expression. Ce sont les mille fenêtres par où le Doute se penche sur le fleuve de l’éternelle illusion. Car nous avons beau faire, nous n’atteignons pas au-delà de l’apparence des choses. « Les pyramides de Memphis semblent au lever de l’aurore des cônes de lumière rose. Elles apparaissent au coucher du soleil sur le ciel embrasé, comme de noirs triangles. Mais qui pénétrera leur intime substance ?… » Nous nous donnons beaucoup de peine afin d’étreindre le réel, il nous échappe sans cesse et ne laisse dans nos bras abusés que des formes décevantes. Rien n’est en soi honnête ni honteux, juste ni injuste, agréable ni pénible, bon ni mauvais. Il n’y a ni santé, ni maladie : il n’y a que des états différens des organes. C’est l’opinion qui donne les qualités aux choses ; tout dépend de l’opinion et l’opinion est variable. Nous faisons entre le vrai et le faux une distinction illusoire. Le mensonge est une parcelle de la vérité. « Des devises diversement colorées sont attachées à une roue. Il y en a de rouges, de vertes, de bleues, de jaunes. La roue tourne et