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des coutumes. Mais c’est qu’en effet les conceptions générales qu’on se fait de la vie ne sont pas en nombre illimité. Tout a été dit ; il n’est que de le redire sous une forme nouvelle. L’originalité de M. France est d’avoir trouvé dans les grâces fluides de son style une forme appropriée à la doctrine de l’universel écoulement. En outre il a su exprimer par d’ingénieux symboles divers aspects, traduire les étapes successives du scepticisme.

Il se présente d’abord, sous l’air le plus gracieux et le plus riant, accompagné de tendresse, de douceur et de pitié. M. Sylvestre Bonnard dans son âme charmante de vieil enfant a gardé, 1e trésor intact d’une incorrigible candeur. Il a su mettre dans sa vie une chimère innocente qui lui a rendu courtes les heures, l’a préservé contre les tentations dangereuses et lui a épargné de connaître l’amertume des déceptions et la torture des regrets. Chacun de nous fait à sa manière le rêve de la vie ; le bon érudit a donné pour cadre paisible à son rêve cette cité des livres que garde Hamilcar, prince somnolent. Il veut achever avant de mourir l’histoire des abbés de Saint-Germain-des-Prés. Il ne s’abuse pas sur la valeur de son œuvre, et la devine aussi ridicule qu’un tableau chronologique des amans d’Hélène, aussi inutile que la collection des boîtes d’allumettes du prince Trépof. Mais il lui est reconnaissant pour l’aide qu’elle lui a prêtée pendant le voyage. N’ayant rien su de la vie et ne s’étant pas mêlé à la société des hommes, il est resté indulgent et bon. Des sentimens délicats fleurissent son âme naïve. Sur ses lèvres voltigent des paroles élégantes et nombreuses.

Il fallait toute la délicatesse du pinceau de M. France, toute la finesse de son ironie pour échapper à la niaiserie qui est recueil du genre humoristique et sentimental. Un poète, amant de la conception païenne de la vie, pouvait seul composer les harmonieux tableaux de Thaïs. Naguère, au temps où il écrivait les Noces corinthiennes, il avait déjà dénoncé l’œuvre funeste du christianisme qui est venu troubler la paix du monde, détruire la joie de vivre, et ternir la splendeur des choses sur lesquelles rayonnait la beauté. Thaïs est la même que les Grecs avaient célébrée dans Argos sous le nom d’Hélène et dont les vieillards troyens respectaient la toute-puissance. Elle préside au banquet d’Alexandrie ; et parce que le souffle de Thaïs est sur les convives réunis autour d’elle, tout ce qu’ils disent est amour, beauté, vérité. L’impiété charmante prête sa grâce à leurs discours. Ils expriment aisément la splendeur humaine. Mais l’implacable Iaveh ne s’est pas résigné à la défaite. L’ennemi de la science et de la beauté médite une revanche. C’est lui qui inspire au moine Paphnuce sa folie d’ascétisme et de destruction. Paphnuce jette sur le bûcher toutes les merveilles des arts et jusqu’à la statue d’Eros. Il entraîne Thaïs. La mort de Thaïs lui révélera son erreur ; pour avoir contrarié la nature et voulu faire l’ange,