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Un premier pli, d’une rondeur et d’une grâce charmantes, rappelle le sinus dans lequel se logent Auteuil, Passy, le Bois. Neuilly ; puis c’est un méandre inverse embrassant comme une presqu’île de Gennevilliers. La montagne des Moineaux est au sommet de la première boucle, dans la position de Bellevue.

Tandis que l’izvoztchik progresse lentement dans la poussière, l’esprit va songeant de cette similitude, de tout rapport possible entre les deux villes, de l’influence ancienne de l’une sur l’autre. Ce ne fut d’abord, au temps de Catherine, qu’une affaire de mode ; un plaqué de politesse occidentale venant à recouvrir alors la rudesse moscovite, des ouvriers français prélevèrent sur le luxe et l’oisiveté l’impôt du travail et de l’art. Les petimétry prirent à leurs gages des coiffeurs et des tailleurs de Paris ; ils fréquentèrent le restaurant Au gastronome russe, qu’un Vatel inconnu ouvrit au Pétrovsky Park. Puis les goûts littéraires de Catherine gagnant toute la société de son temps, Moscou voulut avoir son théâtre et ses acteurs français. Cette entreprise resta précaire : un local délabré, une salle glaciale, des spectateurs rares, si bien qu’à l’arrivée de la Grande Armée les comédiens s’habillaient avec les costumes de leurs rôles ; appelés au cabinet du général Beausset, ils se présentèrent en travesti. On les employa à divertir les soldats, car l’état moral de la troupe n’était pas bon. Ils partirent pêle-mêle avec les colonnes de retraite, et connurent les douleurs du grand exode. Louise Fusil, soubrette mêlée à cette tragédie, a conté ses misères, comment elle marchait dans la neige avec des bottines de drap ; et comment, à la fin, la sélection du cœur corrigeant pour elle la brutalité de cette lutte pour la vie, elle dut son salut à l’amoureux empressement d’un officier.

Plus indirecte, mais plus efficace, fut la propagation du goût français exercée par l’intermédiaire du théâtre russe. Des tragédies classiques s’imprimèrent à Moscou ; ce pays nouveau connut la querelle des anciens et des modernes ; et même, — curieux chapitre d’histoire littéraire ! — les drames bourgeois de Beaumarchais y provoquèrent une controverse aussi vive qu’à Paris. Les francs-maçons dont les loges étaient nombreuses et qui rédigeaient les journaux, éditaient les livres, répandirent les idées des encyclopédistes, mais en les corrigeant et leur donnant le ton religieux, sans lequel elles n’eussent pas été assimilables à l’âme russe.

Ainsi l’esprit avait commencé son œuvre de paix entre les deux villes quand Napoléon tenta de l’une à l’autre l’œuvre brutale de