Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/386

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

depuis cent ans ; rien n’est resté du gracieux roman qui se dénoua dans ce décor. Une des actrices qui chantait sur cette scène devint une fois la maîtresse de ce château. Le comte Nicolaï Pétrovitch l’avait rencontrée comme les princes rencontrent les bergères dans les contes de fées. Elle n’avait rien que sa beauté. Il l’enleva, la logea dans son parc de Kouskovo au bâtiment des actrices, et lui donna des maîtres. Elle s’appelait jusque-là Paracha ; lui voulut qu’on la nommât Jemtchougovaïa, Madame de Perles. Bientôt il put l’applaudir, ravissante dans son rôle de Ninette à la cour ; elle eut du talent, elle eut de l’esprit, elle eut de l’âme ; elle réagit de la façon la plus heureuse sur le comte, habitué par elle à une vie plus simple et plus intellectuelle. Retirés ensuite à Ostankino, ils dirigeaient ce petit théâtre où tout était ordonné pour elle et par elle. Le mariage, conseillé par le métropolite Platon, sanctionna à la fin cette union jusqu’au bout tendre et passionnée ; la comtesse étant morte, sa chambre devint un sanctuaire ; la douleur abrégea la vie du comte, qui suivit bientôt sa femme dans le tombeau.

Ainsi, c’est à propos que le silence s’est fait sous la voûte emplie jadis du rire et du chant de Paracha, que pas un vivant ne fréquente la salle hantée d’ombres heureuses et que rien ne se mêle plus au souvenir de ceux-là qui ont bien vécu. Au dehors une heure fugitive et rare, une heure comme irréelle penche entre jour et nuit ; une averse est tombée, l’air épuré propage les odeurs des lilas qui se fanent et des foins qu’on a coupés ; les statues, blanches sur le fin brouillard, nous regardent avec froideur et nous donnent congé. En vain, tous ensemble, tentons-nous d’un départ bouffon et d’une course d’izvoztchiks ; ce que nous laissons derrière nous vaut qu’on le regrette, nous perdons trop de choses en peu de temps. Adieux hier à l’ambassade de France, adieux ce matin aux troupes qui paradaient superbement devant l’Empereur ; adieux ce soir à la famille du comte ; puis voilà qu’un cordon de troupes barre la Tverskaïa et que les voitures de la cour vont passer, roulant vers la gare de Brest ; adieu enfin à toute cette majesté qui s’éloigne avec l’Empereur. Le train qui siffle vers Pétersbourg avertit que la grande page est lue au livre du réel, et qu’il faut maintenant tourner le feuillet.


ART ROË.