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savait, par les enfans de la rue, le crime du jour : de sa fenêtre, il les voyait répéter le drame qui vient de se commettre ou inventer de toutes pièces un nouveau crime. Si la statistique nous apprend que les ouvriers de toile profession, habitués à verser le sang, fournissent un plus grand contingent de meurtres, comment croire que ceux qui s’habituent à la représentation intérieure de scènes sanglantes n’en retireront pas une facilité dangereuse de passer de l’image à sa réalisation ? Qui n’a lu les pages où saint Augustin décrit le vertige sanguinaire d’Alypius aux jeux du cirque, alors que, ouvrant les yeux presque malgré lui au moment de la clameur, il est frappé aussitôt « d’une plus grande plaie dans l’âme que le gladiateur expirant ne l’avait été dans le corps[1]. » C’est un phénomène analogue que favorise la licence de la presse, de la librairie et du colportage, par les récits de crimes réels ou imaginaires, par le tableau des vices de toutes sortes, par la représentation figurée qu’elle en donne : elle corrompt l’esprit par les yeux ; elle ensanglante ou elle souille les imaginations, même chez les enfans et les jeunes gens.

En 1833, M. Radcliffe fit fermer complètement les colonnes du Morning Herald aux récits de crime et de folie. Le Congrès international contre la littérature immorale et la publicité des faits criminels, tenu à Lausanne en 1893, a réclamé l’interdiction des comptes rendus circonstanciés de crimes et d’exécutions, des photographies de criminels, dont ceux-ci sont fiers et dont leurs émules sont envieux, etc. ; il a demandé que la Gazette des Tribunaux eût seule le droit de publier certains débats. Mêmes conclusions au congrès des Criminalistes à Genève et au congrès des Savans et philanthropes à Paris. Ajoutons la nécessité de supprimer le spectacle des exécutions publiques, auxquelles nous avons dû tant de crimes par suggestion, et de fermer aux jeunes gens l’entrée des cours d’assises, où ils se familiarisent avec le crime.

Que dire maintenant de la presse licencieuse ? En 1882, le ministre de la justice déclarait à la Chambre que chaque jour, à Paris, il était distribué gratuitement à la porte des écoles plus de 30000 feuilletons immoraux. Le feuilleton obscène ou

  1. Par la tolérance du gouvernement à l’égard des jeux de taureaux, nous revenons, nous Français, aux mœurs romaines. Que n’a-t-on déployé pour la moralisation populaire autant d’ardeur qu’on en a mis à soutenir, contre la loi et le gouvernement, des jeux barbares et démoralisateurs !