Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/463

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’universelle mobilité qui rend nos cœurs pareils à un ciel changeant. Chimène, Pauline, Andromaque, non plus que Desdémone ne le concevaient pas autrement. On peut essayer de dégager l’amour des servitudes matérielles ; le platonisme est une rêverie, ce n’est pas une absurdité : ç’a été le rêve de Dante et de Pétrarque. D’autres ne cherchent dans l’amour que le plaisir et ne lui demandent que d’enchanter de ses illusions délicieuses les heures brèves de la vie ; c’est la volupté, charme des hommes et des dieux, que célébraient les païens couronnés de roses. Mais de la volupté il s’élève une acre amertume ; l’amour devient le bourreau de ceux qu’il possède et qu’il dégrade, comme un mal sacré : Ariane et Phèdre ont brûlé de cet amour, et c’est celui encore qui attache Des Grieux sur les pas de Manon. Mêlez et brouillez toutes ces sortes d’amour et vous aurez celui dont Lélia elle-même nous fournira la définition : « Dans la jeunesse du monde, dit-elle justement, alors que l’homme n’avait pas faussé sa nature et méconnu son propre cœur, l’amour d’un sexe pour l’autre tel que nous le concevons aujourd’hui n’existait pas. Le plaisir seul était un lien ; la passion morale, avec ses obstacles, ses souffrances, son intensité, est un mal que ces générations ont ignoré. Aujourd’hui pour les âmes poétiques, le sentiment de l’adoration entre jusque dans l’amour physique. Étrange erreur d’une génération avide et impuissante !… » Transporter dans l’adultère l’émotion respectueuse de l’amour honnête et dans le commerce des sens les élans mystiques du platonisme, prêter à la passion un caractère de noblesse et de générosité qui nous élève au-dessus de nous-mêmes, en faire l’instrument d’une félicité souveraine où l’homme devient l’égal de Dieu, voilà proprement la création du romantisme. C’est le triomphe de la confusion dans les idées, comme de l’amphigouri dans le langage. C’est le confluent de tous les malentendus.

« Je t’aime parce que tu me plais », déclare George Sand à Pagello. Nous nous en serions doutés. L’aveu est pourtant précieux à recueillir, aveu dont c’est le cas de dire qu’il est dépouillé d’artifice, puisqu’il nous plonge en pleine nature. À travers la série de ses aventures George Sand n’a jamais voulu convenir que la curiosité des sens pût être pour rien dans l’affaire. Elle invente à ce propos une merveilleuse théorie de l’ « ascension dans l’amour », qui apporte au changement mieux qu’une excuse. « Crois-tu donc qu’un amour ou deux suffisent pour épuiser et flétrir une âme forte ? Je l’ai cru aussi pendant longtemps, mais je sais à présent que c’est tout le contraire. C’est un feu qui tend toujours à monter et à s’épurer. C’est peut-être l’œuvre terrible,