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cet instinct supérieur ne l’ait sondé ou jaugé. Il sera inutile de nous donner du monde et de ses lois, de ses origines et de ses destinées, une théorie quelconque, si, même satisfaisant notre raison cérébrale, elle heurte notre sentiment esthétique, si, par tous ses enthousiasmes notre nature proteste contre sa décision. Si, d’aventure, on nous parle de progrès par l’évolution, il faudra venir devant le Thésée du Parthénon, nous expliquer pourquoi ce reste glorieux et immortel témoigne de ce que Taine appela un jour « une humanité mieux réussie que la nôtre. » Et devant le char d’une Demeter gréco-étrusque, qu’on voit au British Museum, et dont les roues sont faites de roses sauvages, il faudra qu’on nous dise ce qui manque à ces roses, hors le parfum, pour ressembler à celles qui croissent librement sur le coteau de Brantwood. Certes, ce sont là de petits problèmes pour un savant! A-t-il le loisir de regarder les yeux des statues ou de baisser les siens vers des roses? Mais pour ceux qui ont ce loisir, cette curiosité les tient. « Pour un peintre, en effet, le caractère essentiel de toute chose est sa forme et sa couleur et les philosophes ne peuvent rien contre cela. Ils arrivent et nous disent par exemple qu’il y a autant de chaleur ou de motion, ou d’énergie calorifique, ou quelque autre nom qu’il leur plaira de lui donner, dans une bouilloire à thé que dans un aigle. Très bien. C’est exact et très intéressant. Il faut autant de chaleur pour faire bouillir la bouilloire que pour porter l’aigle à son aire, et autant pour le jeter sur un lièvre ou sur une perdrix; mais nous, peintres, connaissant l’égalité et la similitude de la bouilloire et de l’oiseau dans tous les aspects scientifiques, nous prenons notre principal intérêt à la différence de leurs formes. Pour nous, les faits qu’il importe d’abord de connaître dans les deux choses sont que la bouilloire a un bec de cruche et que l’aigle a un bec d’aigle, et que l’une a un couvercle sur son des et que l’autre a des ailes. »

Or, quand nous examinons ces ailes et qu’à travers toutes les familles d’oiseaux nous voyons tant de caractères divers de beauté et que nous étudions les teintes qui s’y sont posées, répondant à nos sentimens intimes de joie ou de mélancolie, les éveillant à la vue d’un rouge-gorge qui passe et les endormant tour à tour, ne venez pas nous donner d’elles des explications qui expliquent tout, sauf leur beauté et qui détruisent leur charme, qui est la seule chose que nous voulions conserver. Darwin fut un très grand esprit, et nous lui devons beaucoup d’idées justes, touchant