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La légende ajoute même qu’il eut le bonheur de la retrouver, et qu’encore qu’elle eût préféré le voir revenir à elle pour des motifs plus tendres, par profond repentir et non par besoin, touchée de sa misère elle lui pardonna. C’est le seul point par où cette naïve histoire diffère d’une autre qui s’est déroulée sous nos yeux ; mais à cette fin près, la concordance est parfaite, et il n’y a pas une des aventures du prince où nous ne puissions comparer notre aventure à nous-mêmes, depuis qu’il nous a plu, voici tantôt cinquante ans, de chasser de nos cœurs la vieille foi chrétienne, notre sûre et fidèle compagne durant tant de siècles.


Comme le prince du conte, nous l’avons reconduite aux régions lointaines d’où jadis, si jeune et si belle, avec son sourire divin elle était venue près de nous, Il nous a paru, à nous aussi, qu’elle était d’origine trop basse, bonne tout au plus pour des âmes rustiques ; et nous aussi nous avons senti naître en nous toute sorte de goûts et de désirs nouveaux, où nous ne pouvions supporter qu’elle nous contrariât. Mais tout en nous détachant d’elle sans cesse davantage, tantôt pour ces mauvaises raisons et tantôt sans raison aucune, c’était comme si nous eussions honte de la renvoyer, jusqu’au jour où l’un d’entre nous, le plus galamment du monde et avec mille égards attendris, s’offrit à la reconduire vers ses collines natales. « J’ai traversé dans tous les sens la province évangélique, nous racontait-il au retour dans son mémorable rapport de cette mémorable mission ; j’ai visité Jérusalem, Hébron, et la Samarie; presque aucune localité importante de l’histoire de Jésus ne m’a échappé. J’ai eu devant les yeux un cinquième évangile, lacéré, mais visible encore; et désormais, à travers les récits de Matthieu et de Marc, au lieu d’un être abstrait qu’on dirait n’avoir jamais existé, j’ai vu une admirable figure humaine vivre, se mouvoir. » En d’autres termes, le Dieu que Jésus-Christ avait été, dix-huit siècles durant, pour l’humanité, Ernest Renan l’avait décidément laissé dans la « province évangélique » ; et à sa place il nous ramenait cette « admirable figure humaine » dont il savait, comme nous, que nous n’avions rien à faire[1].

Encore s’est-il plu à orner cette « admirable figure » de mille

  1. Non que Renan ait été le premier ni le seul à effacer de nos cœurs les croyances chrétiennes; mais personne n’a autant contribué, en France du moins, à nous rendre acceptable et presque familière l’imago d’un Jésus purement humain. Lui-même, d’ailleurs, nous dit, dans la préface de la treizième édition de son livre, combien une telle image répondait alors aux sentimens du public. « Comme autrefois il fallait prouver à tout prix que Jésus était Dieu, lui écrivait un correspondant, il s’agit aujourd’hui de prouver non seulement qu’il n’est qu’homme, mais encore qu’il s’est toujours lui-même regardé comme tel. » Et il a semblé à Renan que la meilleure méthode pour y parvenir était de replacer Jésus dans ce qu’il appelait son milieu historique ».