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Pour l’achever, il perdit en 1756 l’admirable femme qu’il aimait comme la meilleure moitié de lui-même. Elle l’exhorta en mourant à défendre jusqu’à la fin sa gloire contre la calomnie, les débris de sa fortune contre les voleurs. Elle n’était plus ; pour la première fois il se sentit seul, et sa solitude lui parut si pesante que deux ans plus tard ce sexagénaire se remariait. C’est la seule action de sa vie qu’on ait peine à lui pardonner.

La France n’est pas le seul pays qui ait méconnu et frappé de réprobation ses plus vaillans serviteurs. Il semble que les grandes ingratitudes aient leurs douceurs secrètes et je ne sais quoi qui rafraîchit le sang des peuples. L’heureux rival de Dupleix, le fondateur de la puissance anglaise dans l’Inde, Robert Clive, qui prit Arcot, Calcutta, nous chassa des rives du Gange, défit le nabab du Bengale, fut mis en accusation ; on lui imputait le crime d’avoir abusé de son pouvoir pour faire une grande fortune. Quoique le parlement l’eût absous, son humiliation lui avait laissé tant d’amertume dans le cœur qu’il voulut mourir. Mais si l’Angleterre a tué Clive, elle a soigneusement respecté son œuvre. Elle est cruelle quelquefois pour les grands pécheurs, qui lui ont rendu de grands services ; mais elle met leurs péchés à profit et dans le secret de son cœur elle bénit leur nom et leur crime.

Un gouvernement inepte donna à Godeheu la mission de détruire l’œuvre de Dupleix et de livrer l’Inde aux Anglais. En vain Dupleix remontra tout ce qu’il y avait de funeste et de déshonorant dans cette résolution. « — Quoi, la France offrait légèrement, sans y être contrainte, de renoncer au rôle de puissance politique dans la Péninsule, de se reléguer dans une occupation purement commerciale, de paraître enfin comme une esclave de l’Angleterre, sur ce sol où elle avait exercé sa domination ! Jamais les Anglais, après les plus grandes victoires, n’auraient osé tant espérer, et ces propositions, on les leur faisait au moment où ils venaient d’être défaits, au moment où un renfort de deux mille soldats arrivait à Pondichéry ! On n’y gagnerait même pas la prospérité du commerce. Pourrions-nous trafiquer alors que les Anglais seraient les maîtres de l’Inde ? On ne comprenait donc pas en France la puissance que la possession de l’Inde donnerait à la nation ! La ténacité des Anglais, leur ardeur à nous disputer l’empire de ces vastes contrées n’éclairaient donc pas le ministère et les directeurs ! » Pour toute réponse, Godeheu, fidèle à ses instructions, écrivit à M me Dupleix que l’hiver s’approchait, qu’il la priait d’engager M. Dupleix à hâter son départ, à profiter de la bonne saison pour s’assurer une agréable traversée et un doux retour en France.