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Mme Wilton elle-même juge convenable que Erharl reste ce soir-là auprès de sa tante. Mais, avant de se retirer, elle fait cette plaisanterie, de dire au jeune homme : « Écoutez-moi bien. En descendant la côte, je concentrerai toute ma volonté pour dire intérieurement : — Erhart Borkman, prenez votre chapeau, mettez votre pardessus et vos galoches, et venez. Et vous viendrez. » Et en effet, après avoir fait à sa tante la charité de quelques propos banalement affectueux, Erhart lui dit tout à coup : « Tante, tu devrais aller te coucher. Nous causerons demain. » Puis il prend son chapeau, son pardessus et ses galoches, et s’en va retrouver sa bonne amie. Et les deux vieilles sœurs, demeurées seules, comprennent sans difficulté qu’elles ne garderont ni l’une ni l’autre le grand enfant qu’elles se disputent, et que ce sera la belle et joyeuse Mme Wilton qui le leur prendra.

Et, dans tout cela encore, il n’y a rien de mystérieux.

Le deuxième acte nous introduit dans la chambre de Borkman. Une fillette de quinze ans, Frida, achève de lui jouer au piano la Danse macabre de Saint-Saëns. Il la congédie, puis il reçoit la visite de Foldal, le père de Frida. Ce Foldal est un bonhomme pauvre, chargé de famille, et qui se dit méprisé des siens parce qu’ils ne le comprennent pas. Il est poète, il a fait un drame dont il porte toujours le manuscrit dans sa poche, et qu’il espère faire représenter un jour. Il a été ruiné autrefois par la faillite de Berkman, mais il ne lui en veut pas du tout. Ces deux visionnaires s’aiment parce qu’ils sont tous deux des incompris. Ils causent entre eux, chacun suivant son idée... Borkman remâche son histoire ; il s’éblouit lui-même de ses rêves financiers, sans paraître d’ailleurs s’occuper des moyens par lesquels il les réalisera. Il se compare à Napoléon, à un aigle blessé, et jure qu’il prendra sa revanche. Foldal ne peut s’empêcher d’émettre un doute là-dessus. (Il faut dire que Borkman a eu le tort, auparavant, de traiter de « poétiques sornettes » les rêveries de Foldal.) — « Si tu doutes de mon génie, dit Borkman, il vaut mieux que tu ne reviennes plus ici. — Aussi longtemps que tu as eu foi en moi, répond Foldal, j’ai eu foi en toi. » Mais c’est fini maintenant. Les deux vieux amis se disent adieu, et déclarent qu’ils ne se verront plus.

La scène est jolie, et d’une limpidité qui ne laisse rien à désirer.

Ella Rentheim, alors, entre chez Borkman. Le cours naturel de la conversation les amène à s’expliquer sur le passé. Borkman confesse à Ella que, tout en la sacrifiant à son rêve de puissance, il l’a aimée, et que c’est pour cela qu’il n’a jamais touché à l’argent qu’elle lui avait remis. Cette révélation bouleverse Ella. La trahison sans amour, cela