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comme des décors; c’est du ciel liquide, aussi limpide, aussi impalpable que le vrai. — Lentement et noblement passe un bateau norvégien, haut de bord, l’avant et l’arrière relevés droit, avec sa grande voile carrée couleur de sang : c’est bien encore l’ancien navire des Vikings, celui qu’on montre aux étrangers à Christiania; d’autres le suivent, comme résignés, avançant péniblement par ce temps trop calme. — Ce n’est pas la paix, ce n’est pas le bonheur que respire cette nature immobile et silencieuse dans le jour sans fin; elle nous charme par la mollesse lumineuse des choses et leur diaphane légèreté, mais elle nous trouble par le mystère et la magique féerie qui enveloppent ce pays tout plein de songes. Une mélancolie étrange pénètre l’âme devant cet engourdissement du monde dans le sommeil et le rêve, et l’on s’en veut de goûter l’excès de douceur qui émane de cette nature désorientée. Elle trouve sa voix, cette nature, dans les cris inquiets et tendres des grands goélands qui courbent au-dessus de nos têtes leurs solennelles évolutions, et scandent de ces appels plaintifs leurs coups d’ailes saccadés que suivent de longues descentes planes pareilles à des tenues dans un chant : oiseaux de poète, dit Ibsen, trop légers pour l’onde, et trop lourds pour le ciel.


Aux Lofoten. — Hâlée par la tempête, menaçante dans le ciel nuageux, voici que s’élève la haute muraille tragique des Lofoten, cette chaîne de vertèbres montagneuses aux formes violentes, hérissement inextricable de cimes, d’aiguilles, d’arêtes amoncelées et martelées comme par un gigantesque forgeron de la pierre. Plus on approche, et plus sombre, plus fantastique apparaît ce rideau d’obscurité qui se dresse devant les yeux : la noire masse rocheuse n’a pas l’air de plonger dans la mer luisante et pâle, ni de peser sur l’eau. Pas une surface plane ou lisse, le schiste est partout strié de glaciers verdâtres et constellé d’étoiles de neige entre les précipices bleus. Çà et là, perçant les nuages, pareil à un jet de lumière électrique, un rayon de soleil éclaire tout à coup quelque roche polie et nue, un massif rouge comme un reflet de brasier la nuit, de grands névés vierges, un coin de verdure dans cette tristesse solitaire, puis tout retombe aussitôt dans l’ombre, l’immobilité et la désolation; on dirait un monde préhistorique. — L’hiver, quand cinq mille bateaux de pêche sont pris par la tempête dans ce terrible Vestfjord, — le gouffre où vient se ruer tout le flot de l’Atlantique, avec toutes ses épaves,