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excepté moi. — Vous savez de combien de choses sensées ou insensées ma tête est pleine et tourmentée ; combien les peines et les félicités réelles de la vie s’y gravent et s’y multiplient à l’infini, à cause de cette folie que j’ai de prétendre à la fois ne rien perdre des souvenirs du passé et tout prévoir, tout régler à mon gré, dans l’avenir. Je craignais, en songeant à la journée, que vous ne nous eussiez caché quelque chose du mal que vous faisait ce temps orageux, et peut-être aussi ce coup que votre tête reçut contre la voiture, et que ne parait qu’imparfaitement votre belle chevelure. Je pensais à la consultation que vous attendiez avec un médecin célèbre, et je me demandais si son opinion serait celle que je vous donnai, moi, humble Docteur Noir, sur le régime qui vous convient. Mes ordonnances vous semblent-elles trop sévères ? Ne pourrez-vous vous y soumettre ? Chère et gracieuse amie, je vous en prie, croyez un peu plus en moi, comme il m’a semblé que vous y avez cru un instant hier. Vous avouez à peine la délicatesse de votre poitrine ; vous ne souffrez pas même qu’on s’inquiète, et vous grondez par bonté ; je n’en ai le courage que loin de vous, car de près je craindrais vos yeux. Est-ce donc que la délicatesse de l’âme est toujours unie à celle du corps ? Est-ce une loi de votre être qu’il vous faut suivre ? — Je ne sais si l’on gagne beaucoup, chère Alexandrine, à ces courageuses dissimulations. Il est bon de ne pas être par trop résigné. Ceux qui ne se plaignent jamais, par excès de bonté et de dévouement, ou par pudeur de trop occuper d’eux-mêmes, sont tout surpris un jour de voir qu’on s’accoutume à ne plus s’occuper d’eux. On les compte comme n’ayant plus le droit de souffrir ; on les traite comme invulnérables. — Ne vous fâchez pas, je vous en prie, et reconnaissez-moi le droit de vouloir que vous ayez soin de cette santé, dont vous avez besoin pour résister à la vie active qui vous entoure et à la vie mondaine toujours si impérieusement fatigante. — Il me semble que, d’après ce que vous dites de votre bonheur (et sur ce que j’en puis juger), la vie doit vous être d’heure en heure plus chère par tout ce que votre grâce, votre bonté si constante et tout ce que l’on admire de vous et dont on ne doit jamais vous parler, attire de tendresses et de dévouement vers votre personne. — Je vois encore votre jeune enfant et j’entends son joli petit adieu. Prenez-le, en mon nom, sur vos genoux, mon amie, baisez-le bien pour le remercier d’être ainsi venu se jeter à mon col à mon départ. — Quel amour ! a dit votre bon père. Les enfans ont de ces choses qui me vont au cœur, et comme un enfant moi-même