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En mer. — Nous approchons de Bergen en traversant l’archipel qui enserre la côte, ce dédale d’îles qui fait songer à des montagnes envahies par les eaux et dont on ne verrait plus que les sommets. Toujours les mêmes formes et les mêmes silhouettes, toujours les mêmes moules de cette sculpture géologique du nord : îlots bas et nus, longues bandes rocheuses au profil annelé qui figurent des serpens monstrueux, coupoles lisses et brillantes, caps roides et droits ; puis, au loin, le désert neigeux du fjeld. — Lentement nous évoluons au milieu des roches grises, ou rouges, ou lavées d’un blanc mat et mort, si puissantes et si vigoureuses qu’on s’étonne de les trouver immobiles dans la mer immobile.

D’instant en instant le paysage change. Voici toute la grâce de la nature normande étalée dans une crique de verdure, et l’eau reflète alentour si nettement les couleurs et les formes des choses, qu’on ne sait plus distinguer la ligne de flottaison qui sépare l’élément liquide de l’élément solide. Puis de grandes îles, des villages ; la terre, plus clémente, commence à se montrer plus féconde. Nous traversons une passe qui n’a pas vingt mètres de largeur, avec deux ou trois maisons à notre gauche, des arbres sur la rive où de la main nous pourrions presque cueillir des feuilles. — Au loin, les collines pâles de la côte se détachent légèrement sur le ciel tendre ; presque grises, ces montagnes, et comme effacées, estompées dans l’azur qui fuit, elles font ressortir les premiers plans solides et colorés. Ah ! la douceur de ces lointains du nord, fins et bleutés, dans l’éclatante lumière du milieu du jour, quel peintre pourrait la rendre ? Il y a plus de froideur et de pâleur vierge que dans les fonds des paysages d’Italie, plus de netteté sous le même ciel blanchi à l’horizon ; il y a plus de transparence et de glorieuse clarté surtout. D’ici, dans cet air pur et fluide, toute la côte se voit avec une précision de détails, une délicatesse de dessin qui désorientent les yeux, et pourtant, par l’excès de la lumière qui recouvre tout de son vernis brillant et velouté, les choses nous apparaissent sans solidité, sans épaisseur, irréelles et rêvées comme en un autre monde. — Il fait gris et doux, sous le ciel froid et léger ; la mer scintille dans sa pâleur d’argent, un peu plus bleue que dans le nord, et un peu plus brillante. Un instant, dans un rideau traversé de brume grise, l’eau ternie tout à coup semble une couche de glace étalée où le bateau glisse sans trace et sans