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devant nous-mêmes : c’est que toutes les choses sont plus ou moins symboliques par cela même qu’elles plongent leurs racines et qu’elles projettent leur faîte dans l’au-delà.

Nous occupons dans le monde moral et dans le monde physique une sorte de point-milieu ; parfois il est bon de regarder aux extrêmes : cette nature est monstrueuse, tragique, anti-humaine. Hammerfest, par soixante-dix degrés de latitude, a une nuit ininterrompue de six semaines; dans le Finmark, quinze beaux jours d’été clairs et sans pluie sont une rareté; la tempête est constante aux Lofoten, et en une nuit il s’y est noyé plus de cinq cents hommes. Pire que le climat est la solitude, qu’aggravent le froid, l’obscurité de l’hiver et l’absence de routes terrestres au nord de Trondhjem. A Hellesylt, dans le Geiranger, plusieurs pasteurs se sont suicidés successivement ; sur tel autre point du territoire, c’est la folie qui les guette. Entre le fjeld et le fjord, les moyens matériels d’existence se refusent à l’homme : on se demande si ce n’est pas la présence de l’homme qui est monstrueuse. — En revanche, la nature fait ici l’âme plus forte, comme le corps plus robuste, la volonté plus ardente, la vie intérieure plus intense, en un mot la personne humaine plus élevée. Elle imprime en l’homme le sens dramatique de la vie. L’individu y est naturellement absolu et exalté; il a besoin d’idéal et d’action. Torturé d’angoisse devant le problème de l’existence, il aspire après une foi, ou philosophique ou mystique ; politique ou social, il veut un but ici-bas, il y tend avec une anxiété poignante et obstinée. Il est fait pour être apôtre ou réformateur.

Symbolisme inconscient, fanatisme spontané, voilà donc ce qu’en naissant l’homme reçoit en germe de cette nature monstrueuse et fantastique. Dans toute âme norvégienne il y a un peu de Brand, de Rosmer et du pasteur Sang. Ibsen et Bjornson sont en puissance dans tout esprit Scandinave : avec leurs exaltations et leurs défaillances, leur noblesse de visée, leur grandeur et leur naïveté de conception, ils sont tous deux le vivant symbole d’une race tout entière.