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ferventes, plusieurs restèrent, sans s’en apercevoir, fidèles aux idées qui les avaient pénétrées et qui leur étaient venues de Voltaire, de Condillac, d’Helvétius, des Encyclopédistes. Elles avaient bien pu changer de culte, elles avaient gardé le dogme. La marquise de Condorcet est l’une d’elles. Son cas est instructif, parce qu’il nous fournit sur la fin du siècle, l’exemple d’un esprit de femme façonné par la pure doctrine de l’Encyclopédie. Par quel chemin cette doctrine est-elle arrivée jusqu’à la jeune fille, à travers quelles influences, quelles lectures, quels milieux? Comment les principes abstraits ont-ils dans la vie réelle déterminé les actes de la femme? Comment enfin la veuve de Condorcet a-t-elle, par sa propagande personnelle, par ses écrits, par ses relations, contribué à maintenir et fait passer jusqu’à nous une partie de l’héritage du XVIIIe siècle ? Tel est, pour l’histoire même des idées, l’intérêt que présente la biographie d’une femme qui a été jusqu’ici célébrée et vantée plutôt qu’elle n’a été sérieusement étudiée.

A vrai dire ce point de vue n’est pas tout à fait celui auquel se place l’auteur d’un livre nouveau sur la Marquise de Condorcet, sa famille, son salon, ses amis[1], M. Antoine Guillois. La femme de Condorcet fut belle ; il n’est qu’une voix parmi les contemporains pour le reconnaître. Et nous, sensibles à l’agrément d’un portrait qu’elle a peint elle-même, charmés par la vivacité de la physionomie, par le pétillement du regard, par la malice et la gaieté du sourire, nous croirions volontiers qu’elle fut surtout jolie. Telle est la séduction de la beauté qu’elle nous enlève la liberté de notre jugement. Victor Cousin s’était fait naguère le champion des belles héroïnes de la Fronde : on en jasa. C’est ainsi que M. Guillois est pour Mme de Condorcet moins un biographe qu’un panégyriste. Un détail, choisi entre plusieurs, fera assez bien ressortir le parti pris d’admiration qui est le sien. M. Guillois s’élève avec force contre certains « pamphlétaires», d’après qui Mme de Condorcet aurait épousé son mari sans l’aimer, et en le prévenant qu’elle ne l’aimait pas. « Qu’on dise si Condorcet aurait été homme à supporter de pareilles conditions ! » Qu’on le dise ! Mais M. Guillois oublie que, dans une étude récente sur le Salon de Mme Helvétius, il admettait l’hypothèse des « pamphlétaires » et n’y trouvait rien de désobligeant. « Mlle de Grouchy avait très loyalement prévenu son mari que son cœur n’était pas libre... L’amour pour ce mari plus âgé qu’elle ne vint à la jeune femme qu’au bout de deux années; jusque-là elle n’avait été pour lui qu’une fille chérie... Quand la Révolution

  1. 1 voI.in-8° (Ollendorff). — Cf. A. Guillois, le Salon de madame Helvétius, 1 vol. in-18 (Calmann Lévy). — F. Picavet, les Idéologues, 1 vol. in-8o (Alcan).