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difficile, c’est qu’elle joignait à une furie de distractions une furie de travail. C’est un mélange de frivolité et d’occupations sérieuses. Il faut envoyer à Neuville, tantôt des objets de parure, velours noir, boucles, gants en tricot blanc fourré, anneaux d’oreilles faits de perles enfilées dans un fil d’or, ou bottines de peau verte dont c’était alors la mode, et tantôt un volume dont il était question dans le dernier Mercure. Sophie, séparée des siens, souffrant de la solitude et se sentant l’âme très vide au milieu de toute cette dissipation, se réfugie dans la lecture. Les livres qu’elle va lire, ce sont ceux qui se trouvent autour d’elle dans toutes les mains ; on a beau ne pas nous en donner la liste, nous indiquerions à coup sûr les principaux. On suivait la mode à Neuville pour les livres, comme pour les bottines et les perles.

Le cas de Sophie de Grouchy n’est pas isolé et les lettres du temps nous renseignent sur cet « état d’âme » voltairien qui fut celui de beaucoup de femmes dans la période même de la plus grande vogue des livres de Rousseau. Une des correspondantes de Bernardin de Saint-Pierre, Mlle Girault, lui écrit en 1769 cette lettre curieuse, tout imprégnée de la philosophie la plus audacieuse du siècle et qui atteste le succès de la campagne entreprise contre les idées de Providence, de libre arbitre, de sanction morale : « Je voudrais bien qu’il me soit possible d’admettre cette Providence que vous supposez actuellement parce que vous en avez besoin. Mais je crains bien que le malheur vous rende faible. Consultez vos sens, les seuls auteurs et à la fois juges de vos idées. Quel témoignage vous rendent-ils de la divinité ? Quel de l’existence de votre âme ? En quel lieu fixerez-vous la demeure de l’une ou de l’autre? Ah ! mon ami, s’il y avait un Dieu, nous ne pourrions qu’admirer sa grandeur, mais sans l’aimer, ni le craindre, ni lui plaire, ni l’offenser, enchaînés par les lois éternelles et universelles qui gouvernent l’univers Soumis malgré vous aux impressions des objets et aux modifications produites par toutes les situations et les circonstances de la vie, vous ne pouvez produire un geste, un son, avoir une idée qui ne soient une suite nécessaire de cet enchaînement et de ces rapports. Quelle peine ou quel prix pouvez-vous attendre pour des actions dont la plus indifférente n’aura pas dépendu de vous[1]? » Il n’y a d’ailleurs, chez cette ennemie de la Providence, ni révolte, ni angoisse; c’est au contraire la sérénité et la gaieté; c’est l’athéisme paisible. De Paris la mode s’est enfoncée dans les provinces. Lorsque l’avocat Linguet est envoyé en exil à Nogent-le-Rotrou, la tendre Mme Buttet lui envoie des lettres où

  1. Cité par Fernand Maury : Étude sur la vie et les œuvres de Bernardin de Saint-Pierre, 1 vol. in-8o (Hachette).