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Mme Helvétius. La veuve du fermier général était devenue l’âme d’une société dont les tendances sont nettement définies. Elle logeait, dans sa maison d’Auteuil Morellet dont elle se séparera lors de la Révolution, l’abbé de la Roche, et Cabanis qu’épousera Charlotte de Grouchy. Les hôtes sont d’Alembert, Condillac, Malesherbes, d’Holbach, Chamfort, Volney, Garat. C’est le petit monde de ceux qu’on appellera plus tard les idéologues, monde étroit, en quelque sens qu’on veuille prendre ce terme, monde fermé où les liens de la parenté s’ajoutent pour les consacrer aux affinités de l’esprit. C’est dans ce monde que Sophie est introduite par son mariage, et les amis de Mme Helvétius sont aussi bien ceux qu’elle va accueillir dans son salon à l’hôtel des Monnaies, puis rue de Lille. Elle a trouvé le milieu qui lui convient; elle va y exercer une réelle action.

L’influence que prit aussitôt la marquise de Condorcet sur son mari fut d’autant plus profonde que celui-ci peut bien avoir eu un grand esprit, c’était un caractère faible. Il était timide et sauvage; Sophie lui donna le goût du monde et des fêtes. On venait de fonder le Lycée où La Harpe enseignait la littérature, Garat l’histoire, Condorcet les mathématiques. Sophie qu’un de ses admirateurs, Anacharsis Clootz, surnommait la Vénus Lycéenne en fut l’une des auditrices les plus assidues. Elle venait écouter son mari proclamant à l’ouverture de son cours que « toutes les prétentions naissent également de l’ignorance de l’homme et de l’ignorance plus grande qu’il suppose à ceux devant lesquels il les montre. » C’est surtout pour la direction de sa conduite politique que Condorcet trouve en sa femme une Égérie. Apparemment il s’en rendait compte, puisqu’il réclamait déjà pour les femmes l’admission aux droits politiques. Sophie est une républicaine de la première heure. C’est dans ce sens qu’elle va exciter le zèle de Condorcet en le poussant toujours aux opinions les plus avancées. Bien qu’il ne soit pas député à l’Assemblée constituante, Condorcet y passe de longues heures dans les couloirs ; sa femme assiste dans une loge aux séances intéressantes. Élu par les Parisiens à l’Assemblée législative, Condorcet y joue un rôle important ; c’est lui qui dépose sur le bureau de l’Assemblée le fameux rapport sur l’instruction publique, c’est lui qui s’emploie à faire nommer Danton ministre. Il est envoyé à la Convention. Dans le procès de Louis XVI il vote « la peine la plus forte après la mort », non par esprit de modération, mais parce qu’il est l’ennemi de la peine de mort, cette peine dût-elle frapper même un tyran.

Il est curieux de comparer Mme de Condorcet avec les deux femmes