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et de simplicité dans le courage. Deux fois par semaine, déguisée en paysanne, elle vient d’Auteuil à Paris; pour franchir la barrière elle se mêle à la foule qui va voir la guillotine et l’accompagne jusqu’à la place de la Révolution. Puis elle se rend auprès de son mari, à qui elle s’efforce de prêter un peu de son énergie. Comme il s’épuise à rédiger une justification de sa conduite politique, Sophie, n’aimant pas les choses inutiles, lui fait entreprendre cette Esquisse des progrès de l’esprit humain qui va être comme le testament philosophique du siècle. Le 25 mars, craignant une visite domiciliaire, Condorcet prend la fuite : on reste sans nouvelles de lui ; on ne saura que beaucoup plus tard qu’il est mort empoisonné. Sophie est ruinée; elle reste seule pour subvenir aux besoins de trois personnes, sa fille Élisa, âgée de trois ans, Charlotte de Grouchy sa sœur, et sa vieille gouvernante Mme Beauvais. Du peu d’argent qui lui reste, elle achète rue Saint-Honoré une petite boutique de lingerie. A l’entresol elle a un atelier où elle peint des tableaux, des miniatures et des camées. Quelquefois elle pénètre dans les cachots pour reproduire les traits des condamnés qui veulent laisser un dernier souvenir à leur famille : elle fait par surcroît le portrait des geôliers. Jusqu’au 9 thermidor, elle crut chaque jour qu’elle serait arrêtée. Elle subit de fréquentes visites du comité révolutionnaire d’Auteuil. Un jour il y eut une perquisition chez elle; on lui dit même de préparer son paquet pour aller en prison. Elle s’en tira encore une fois en faisant le portrait de chacun des membres du comité[1]. C’est alors qu’elle dut s’applaudir de s’être jadis amusée à peindre, au château de Villette, chez ses bons parens !

Mais c’est un trait de la constitution intellectuelle de Sophie que sa docilité à accepter les événemens. A quoi bon les révoltes impuissantes? Idéologue convaincue, elle fait mieux que de professer la doctrine de la soumission aux faits, elle l’applique. Elle a, plus que ses amis, le sens du réel, et s’incline devant les circonstances. C’est ainsi que nous la voyons, non sans quelque surprise et gêne de notre part, se présenter devant la municipalité d’Auteuil le 14 janvier 1794 pour lui faire connaître son intention de divorcer et de continuer à vivre dans la commune en « artiste qui cherche à subsister paisiblement de ses travaux. » On ne peut nier que cette démarche ne partît d’un instinct de prudence qui se comprend de reste; mais aussi ne pouvons-nous oublier que d’autres eurent davantage le respect du nom qu’elles portaient. Condorcet était mort depuis six semaines quand le divorce fut prononcé.

  1. Guillois. p. 147.