Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/937

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui inspire à Mme de Condorcet de « tendres sentimens », pour emprunter à M. Guillois un de ces euphémismes où il excelle. Le tribun Mailla-Garat, neveu de Dominique Garât, semble avoir tenu plus de place dans son cœur. C’est pour vivre avec lui qu’elle fait aménager la Maisonnette, et elle se représente sous des couleurs d’idylle le bonheur qui ne peut manquer de les y attendre. En songeant à lui elle rêve aux étoiles : « Puisses-tu, en jouissant cette nuit de la beauté de ce ciel prêt à se parer de mille feux, en regardant cette lune argentine, en respirant cet air frais qui s’élève pour moi des bords de la Seine, penser à ta Sophie... Je t’écris à cette fenêtre d’où la Seine se découvre, parée des fraîches saulaies de l’Ile-Belle; en voyant couler paisiblement les eaux dont les bords suivent des courbes si douces au regard, j’espère que notre vie coulera paisiblement ici comme ces eaux, et que le charme de cette nature, si riante et si belle, s’unira toujours à toutes les impressions heureuses et faciles que nous éprouverons dans ce séjour... » Une autre fois elle lui annonce que les prairies verdissent, que les arbustes promettent des fleurs, que l’air est plein de parfums. Cette façon de donner à l’amour un cadre de campagne et d’en associer les émotions à celles qui viennent du spectacle de la nature est la marque des temps nouveaux et annonce la poésie de demain ; c’est peut-être tout ce que Mme de Condorcet doit à Rousseau. Encore faut-il remarquer qu’à Villette, à Neuville, à Auteuil, elle a toujours habité la campagne et qu’elle y retrouve ces impressions de l’enfance dont rien n’égale et rien n’efface le charme de fraîcheur. L’accent de ces lettres est celui du véritable amour. « Adieu, mon ami: je vais m’endormir en pensant à toi aussi tendrement que si tu pensais beaucoup à moi à Villiers. Tu devrais bien prononcer mon nom aux hôtes du lieu, afin que ta petite femme ne soit pas un être inconnu aux personnes pour lesquelles tu peux la quitter quelques momens. Adieu, être attirant... » L’être attirant était un fat; il préférait aux ballades à la lune, les divertissemens, les plaisirs mondains et les fêtes ; il y oubliait sa « petite femme », d’ailleurs plus âgée que lui; même il l’oublia tout à fait auprès de Mme de Coigny, la « jeune captive ». Mme de Condorcet, apprenant l’infidélité, ne se fâcha pas. Est-ce une raison, parce qu’on s’est aimé, pour se haïr? Et l’amitié ne peut-elle survivre, comme un souvenir, à un cher passé? « Mon tendre ami, tu me garderas la petite part que la tendresse peut avoir à côté de l’amour. Puisses-tu être heureux! Ménage ta santé... » Elle trouve seulement que cet extraordinaire Mailla-Garat dépasse un peu la mesure quand il exige qu’elle s’intéresse pareillement à Mme de Coigny.