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sentant tout ce qu’elle a à réparer, tout ce qu’elle a à reconstituer de ses forces imprudemment gaspillées, adhère aux propositions anglaises, mais avec une réserve imprévue, et assurément très sage. L’Autriche-Hongrie est plus expansive, plus expressive, plus pittoresque dans ses démonstrations. Elle a un ministre jeune et qui ne doute de rien, imaginatif et plein de ressources, mais dont les suggestions n’ont pas toujours paru très prudentes. Elle a, en revanche, un souverain vieilli dans l’adversité, l’homme de son temps qui a été le plus cruellement éprouvé par la guerre, mais qui s’est relevé de ses malheurs par une politique pleine de bon sens et résolument pacifique. Cela fait contrepoids, et on discerne très bien le point où François-Joseph arrêterait son ministre, s’il ne s’arrêtait pas lui-même, ce dont il est heureusement fort capable. Telle est l’Europe d’aujourd’hui. Elle est unie, certes, dans un même sentiment d’humanité à l’égard des chrétiens d’Orient; mais le moment viendrait vite où elle cesserait de l’être si la logique des circonstances qu’elle aurait provoquées elle-même la conduisait plus loin qu’elle ne le suppose et qu’elle ne veut le prévoir aujourd’hui. Parmi les puissances, les unes s’arrêteraient plus tôt, les autres plus tard, et il en est peut-être qui ne voudraient plus s’arrêter du tout. Quant à nous, Français, nous sommes extrêmement sensibles au malheur, que nous voudrions pouvoir qualifier de tout à fait immérité, des Arméniens et des Crétois, et nous ferons ce qui dépendra de nous pour y porter remède; mais ne nous sera-t-il pas permis, comme le font les autres, de penser aussi à nous-mêmes? Faudra-t-il recommencer les discussions d’il y a trente ans, et prouver une fois de plus qu’une nation, surtout lorsqu’elle a été malheureuse, a non seulement le droit, mais le devoir strict de ne jamais négliger ses propres intérêts et de ne les subordonner à aucun autre? Or, notre intérêt est sans doute que la situation intérieure des pays musulmans s’améliore, mais sans qu’il soit porté atteinte à l’intégrité de l’empire, et sans qu’aucune parcelle en soit détachée. On croit pouvoir en faire tomber une pierre nouvelle, la Crète par exemple, et conserver tout le reste en équilibre; mais qui pourrait en répondre? Une fois la brèche ouverte, qui sait si la vieille muraille ne croulerait pas tout entière? Quelle main se croirait assez habile ou assez forte pour être assurée de la maintenir? Ne voit-on pas que toutes ces questions, crétoise, arménienne, grecque, macédonienne, etc., sont étroitement liées les unes aux autres? Ne sent-on pas le danger de les laisser se poser à la fois? Allons-nous, comme jadis, devenir Arméniens, ou Crétois, ou Grecs, ou quelque autre chose encore, et oublier seulement