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exécutés, en un mot montrer, en toute chose, l’aspect qu’elle a dissimulé à nos yeux, ce n’est nullement la suivre ni lui être fidèle, — c’est la trahir. Or toute trahison se paye et la Nature ne se donne pas, avec sa beauté, à l’artiste qui l’a interrogée sans respect et dépouillée sans amour. Elle se donne à qui l’a aimée. Elle s’est donnée aux Grecs qui l’ont regardée dans sa pureté plastique vivre, agir, rougir, pâlir, frissonner devant eux… Les Grecs l’ont regardée le jour, à l’air libre, sous le ciel bleu de l’Attique, selon son dessein, comme elle veut être vue — et ils ont saisi sa beauté. L’étude du nu, c’est la science de la vie.

Les savans de la Renaissance, eux, l’ont regardée avec des yeux d’enquêteurs et d’indiscrets. Ils ont mis le muscle à vif ; ils ont fait l’anatomie du corps humain. Ils ont fouillé dans les chairs, la nuit, à la lueur d’une torche plantée en pleins viscères… C’est la science du sépulcre. Qu’en est-il advenu ? Dés muscles grossis et raidis, des écorchés, comme sur les tableaux de Mantegna, des découpages d’acier comme sur les gravures de Durer, des paquets de cordes sous prétexte de tendons et de boules sous prétexte de muscles.


Regardez la Mythologie des vices de Mantegna, au Louvre, cette anatomie révoltante pour toutes les figures de femmes et d’enfans ? Regardez au musée Brera, à Milan, ce raccourci intitulé : un Christ, étude anatomique d’un corps mort, vulgaire, affreux, avec la plante des pieds tournés de face vers le spectateur. C’est une caractéristique de la folie des Pollajuolo. Castagno, Mantegna, Vinci, Michel-Ange, — ces grands artistes qui souillèrent toutes leurs œuvres de cette science damnée. C’est la Renaissance, dont le grand crime ne fut pas du tout, comme les mystiques l’ont cru, l’indolence et le plaisir, mais la Science ; la Renaissance qui pécha non point du tout par trop d’amour, mais par trop d’ambition, de sécheresse et d’horreur !


Là où il y a amour, il ne saurait y avoir enquête scientifique ni étalage pédant de découvertes. On ne vivisecte pas ce qu’on aime. Elsa a bien demandé son nom à Lohengrin, mais non pas le nombre de ses muscles peauciers ou la forme de ses apophyses épineuses. Et encore était-ce trop, ce qu’elle lui a demandé : Lohengrin a disparu… C’est l’éternelle punition de l’esprit scientifique succédant à l’amour. C’est elle qui attend tous nos chercheurs : nos anatomistes, nos radiographes, nos chimistes et nos mathématiciens. Le savant croit surprendre le mouvement : il l’arrête. Il croit maîtriser la lumière : il la chasse. Il croit saisir la vie du muscle : il le tue.