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firent parce qu’ils sentaient et parce qu’ils aimaient ainsi. » Et c’est précisément « parce qu’ils firent de la sorte qu’il y a cette vie merveilleuse, cette variété et cette subtilité à travers tous leurs arrangemens et que nous raisonnons aujourd’hui sur leurs gracieuses constructions comme sur quelque belle croissance des arbres de la terre qui, eux, ne connaissent pas leur propre beauté… »

Telle est la pensée du Maître qu’on accusa tant de fois de vouloir gouverner la peinture en moraliste et de mettre en versets de la Bible la grammaire des arts du dessin ! Et voici qu’après les recherches les plus minutieuses qu’on ait jamais faites sur les mystères de la composition, après d’aussi profonds coups de sonde qu’en aient jamais donné les Poussin, les Reynolds, les Gérard de Lairesse, les Lessing, les Winckelmann, ou les Léonard de Vinci, le grand esthéticien avoue avec mélancolie : « J’ai maintenant établi pour vous toutes les lois de la composition qui me sont apparues, mais il y en a des multitudes d’autres que, dans le présent état de mes connaissances, je ne puis définir, et d’autres que je n’espère pas pouvoir jamais définir, et ce sont les plus importantes, et celles qui sont unies aux plus profonds pouvoirs de l’Art. La meilleure part de toute grande œuvre est toujours inexplicable. »

On pourra sourire de cet aveu. On devrait l’admirer plutôt en songeant au peu de notre raison en face du tout de notre instinct. On pourra dire qu’il était superflu d’entasser tant de livres sous ses pieds pour ne se hausser les yeux qu’au niveau du mur qui enclôt la terra incognito, du Beau. Nous dirons, nous, que ce labeur était nécessaire pour percevoir et pour affirmer qu’en Art il y a une terra incognito, là où de présomptueux géographes risquent, par leurs cartes mal faites, de séduire et d’égarer de crédules voyageurs, — et que d’ailleurs l’homme s’élève peut-être plus encore par le sentiment qu’il a de l’inconnaissable que par la science qu’il croit avoir de l’inconnu. On pourra dire enfin que c’est ici la faillite de l’Esthétique et la condamnation du philosophe qui en a traité. Nous dirons que c’est la marque évidente que ce philosophe était bien un artiste ; et qu’en lui l’artiste était plus grand que le philosophe, puisque le premier apercevait plus de choses, dans ses intuitions enthousiastes, que le second, dans ses déductions savantes, ne parvenait à en expliquer.


ROBERT DE LA SIZERANNE.