Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 140.djvu/302

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans savoir son nom, ni le lieu de sa naissance, en quêtant sa pitance de hameau en hameau, partageait cette opinion. Le père tient bon cependant, le gars commence à épeler. Au bout d’un an les plaintes redoublent de la part des ascendans, dont le gros argument est que « le petit a déjà coûté 12 francs et que les brebis sont mal gardées. » A quoi le maçon riposte que, s’il avait su lire et écrire, les occasions de gagner de l’argent ne lui auraient pas manqué ; mais, ignorant comme il l’était, il lui a fallu rester simple compagnon et « avoir toujours le nez dans l’auge. » L’instituteur d’une commune voisine se charge, moyennant 5 francs par mois, de cultiver le jeune Martin, pour lequel on paye en outre 3 francs à « la Jeannette Bussière », une bonne femme qui le couche. La mère venait chaque semaine d’assez loin lui porter une tourte de pain et un fromage.

A quinze ans premier départ pour Paris ; séparation douloureuse, les filles poussent des cris déchirans. Martin Nadaud, couvert de son vêtement neuf en droguet du pays, produit de la laine des brebis domestiques, est là-dedans comme en une armure de carton ; sur la tête, un chapeau de forme haute acheté au bourg voisin ; aux pieds, de terribles chaussures qui l’écorchent dès la première étape, longue de quinze lieues, par des chemins de traverse, boueux, défoncés, où il faut sauter d’un caillou à l’autre, sans pouvoir éviter l’eau qui clapote dans les souliers. Les émigrans forment de vraies caravanes, ayant chacune leur trésorier qui doit, moyennant 10 francs que chacun lui a remis, pourvoir aux repas et aux gîtes.

Les gîtes ne valent guère mieux que des étables : pas de lits, mais des balles de son et de paille, hachée par l’usure et pleine de vermine ; les draps noirs comme la suie. Ces aubergistes spéciaux mettaient en novembre des draps blancs qui devaient servir aux passagers jusque vers le milieu de mars ; aussi s’enveloppe-t-on la tête pour qu’elle ne porte pas sur le traversin. Le matin, impossible d’avoir de l’eau ; les voyageurs se lavent les yeux avec le pan de leur chemise imbibée de salive, jusqu’à ce qu’ils rencontrent un ruisseau sur la route. Ils sont gais pourtant et poussent, en mettant sac au dos, le vieil appel des Creusois lorsqu’ils dansent les bourrées dans les granges : « Hif, hif, hif, fou, fou ! » Les indigènes conspuent le bataillon au passage en criant : « Aux dindes, à l’oie ! » Des rixes surviennent alors, distractions savoureuses pour les enfans de la Souterraine ou de Vallière, — les