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pouvait se dégager, se crut un moment ruiné. Il conçut contre la république une irritation qui devait se dissiper un jour, puisque deux de ses petites-filles, Mlles Chiris, ont épousé les deux fils du regretté président Carnot. Les projets magnifiques d’Haussmann, auxquels des relations personnelles allaient lui permettre de s’associer, réservaient à Joseph Thome des succès inespérés.

Il ne s’agissait plus d’édifier de-ci de-là des immeubles isolés, voire des pâtés de maçonnerie, mais bien de fonder une ville. Tantôt à travers de vieux villages loqueteux et rabougris, excroissances faubouriennes du Paris de l’ancien régime, tantôt à travers le cœur de ce Paris même, trouant des ruelles infâmes, secouant, rasant et exterminant à droite et à gauche des enfilades de bicoques et quelques hôtels aussi, dont plusieurs avaient une histoire, — tout ce qui vit longtemps a une histoire, — rognant quelques jardins, hélas ! et chassant quelques rossignols en bousculant nombre d’immondices, il fallait frayer des voies nouvelles, droites comme des règles, larges comme des fleuves, lancées d’un trait de plume avec une audace tranquille, sur le plan de cette cité bondée d’habitans, comme s’il se fût agi d’esquisser simplement les lignes d’un campement dans un steppe.

Les lieutenans du préfet génial qui avait osé cette chose inouïe : repétrir une capitale de I 2 00000 âmes, et qui parvint à exécuter une partie de ses rêves, devaient comme leur chef voir très grand, voir très loin, deviner le peuple futur dont cette ville en travail était grosse, et que ces nouveaux boulevards, trop vides, se trouveraient trop encombrés bientôt. Ils devaient avoir une âme d’artiste, autant qu’un cerveau d’industriel, appliquer aux logis bourgeois, qu’ils élèveraient en bordure de ces rues, fabriquées de toutes pièces, quelque peu du faste d’architecture jusque-là réservé aux hôtels seigneuriaux. Car n’oublions pas que ces maisons de 1860 à 1880, que nous jugeons maintenant un peu sèches de style et dénuées de fantaisie, étaient des espèces de palais à côté des plates cages à loyers qui les avaient précédées. Joseph Thome fut un de ces novateurs ; on venait voir, comme une curiosité, certaines de ses constructions dans le haut des Champs-Elysées ; elles paraissaient follement somptueuses, avec leurs escaliers de marbre, et l’on estimait qu’il courait à sa perte.

Mais c’était un habile calculateur. En ce temps où les jurys d’expropriation indemnisaient, avec une prodigalité d’autant plus libérale qu’elle ne leur coûtait rien, tous les propriétaires qui