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l’antichambre, un soldat se trouble à notre entrée ; il observe cependant que je porte un pantalon de général, et me donne de « l’Excellence » en m’enlevant mon manteau. Le général B…, petit, l’œil clair, le nez aquilin, les lèvres souriantes et bonnes, les gestes naturellement aisés, mais accusant par instans la prudence de l’âge, nous reçoit dans un cabinet aux grandes fenêtres, aux murs nus ; commandant de corps d’armée, il porte, selon l’usage, la tenue de son arme d’origine, la tunique de l’artillerie, à col de velours noir bordé de lisérés rouges. La très honorifique et très enviée croix de Saint-Georges est à sa boutonnière. Il s’excuse de ne pas parler le français, mais de toutes les langues européennes il ne connaît que le tartare. D’autres fréquentent les académies militaires, c’est un exercice du temps de paix ; quant à lui, il a toujours distingué l’aptitude à finir des cours de l’aptitude à commander les soldats.

L’école où il est entré une fois s’appelait la guerre du Caucase ; il y a de cela, devinez combien ? En France il n’existe pas de généraux aussi vieux ; ici on dure autant qu’on peut. Cinquante ans, pas moins. C’était le temps de l’insouciance et du laisser vivre ; mais aujourd’hui, malgré le long hiver, les cantonnemens espacés, les mauvaises routes, instruire et toujours instruire ces soldats ignorans de tout…

— Les forces de la Russie sont infinies, conclut-il tout à coup, car le pessimisme est bien impossible à cet homme d’action ; il passe sa main de droite et de gauche dans sa barbe blanche divisée soigneusement des deux côtés de son menton ; son bon sourire écarte ses moustaches que la fumée de la cigarette a blondies. Il m’invite à la manœuvre qui se fera le 22 février sur le plateau de Borschagovka. Mikaïl Ivanovitch[1] l’a dit : Aucun secret pour l’invité français. Le rendez-vous sera ici même, à neuf heures ; nous goûterons un certain vin du Caucase excellent pour la santé ; on me prêtera un manteau russe, car cette petite veste n’est qu’une imagination française. Que dirait Mikaïl Ivanovitch si pendant son absence on me laissait me refroidir ?


Au centre d’une pièce que le général Z… emplit de sa solitude, nous nous asseyons sur trois chaises posées aux trois sommets d’un triangle équilatéral ; le général est veuf, et ses enfans

  1. Mikaïl Ivanovitch Dragomirof, commandant des troupes du gouvernement militaire de Kief.