Mais tous ces prestiges, exercés à distance, s’exerçaient aussi avec un retard. Paul, en 1800, imitait Frédéric ; Nicolas, en 1850, copie Frédéric-Guillaume III. Il se prononce contre le champ de bataille même au nom de la place de parade. Il rappelle du Caucase où l’on se bat, des officiers et des soldats ; il les envoie se refaire au régiment modèle, car c’est une opinion universellement admise que « rien ne gâte les troupes comme la guerre. » Seule, l’épreuve de Sébastopol convainc l’autocrate russe en l’accablant.
Des corps d’armée isolés sur le territoire, sans liaison mutuelle, sans indépendance cependant ; dans ces corps, des troupes privées de toute autonomie ; un état-major numériquement insuffisant, exclu en temps de paix de ses fonctions du temps de guerre ; des officiers que l’école de l’obéissance passive exerçait à l’inaction ; le service non personnel, mais plutôt communal ; le remplacement largement pratiqué ; un soldat pris dans les couches inférieures de la population, séparé des siens, mort à leurs yeux, privé des cheveux et de la barbe comme un forçat, vivant vingt-cinq années hors la nation dans cette séquestration fatale contre laquelle proteste toute l’histoire militaire de ce siècle, telle était cette machine dont la critique nous est aisée à distance, et dans l’entretien de laquelle l’empereur Nicolas s’était usé. Les difficultés de la mobilisation avant la campagne, celles de la démobilisation ensuite, en avaient fait voir toute l’imperfection organique ; elles condamnaient cette centralisation outrancière par laquelle l’autorité, affaiblie ou retardée dans la transmission, tantôt ne suffisait pas à mouvoir les rouages et tantôt les commandait hors de propos.
Le trait principal de la réforme instituée par le général Milioutine fut la création de grands gouvernemens militaires autonomes : au chef-lieu de ces gouvernemens, une autorité locale, jouant le rôle d’autorité suprême, devait disposer de tous les organes du commandement et de l’administration.
À une époque où les opérations de guerre étaient moins vastes et les échiquiers stratégiques plus restreints, où, dans une autre Europe, la France jouait le rôle aujourd’hui dévolu à la Russie, notre ancienne armée royale divisée en provinces offrait par avance une réduction du vaste ensemble que nous voyons s’appuyer aux pôles de Varsovie, de Kief, de Pétersbourg, de Moscou, d’Odessa, de Kazan, d’Helsingfors.