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VI

En route vers le plateau de Borchtchagorka. Kief traversé de part en part, nous découvrons à gauche des baraques ensevelies sous la neige, un dôme désolé qui est l’église du camp de Syretz. Puis plus avant par la chaussée de Jitomir. Voyager sur une chaussée devrait être tenu pour un plaisir dans ce pays sans routes, mais celle-ci mène à un infini de froid et de tristesse ; pas une âme, pas un être ; une bande violâtre, nuage ou forêt, ferme l’horizon ; tout est vague aux yeux et lourd au cœur. Comme ils ont dû souffrir, nos soldats de 1812, sans abri, sans nourriture et sans vêtement, allant dans ces plaines vides, illimitées, mornes, toujours pareilles ! Tantôt leurs espoirs, leurs calculs, le ressort moral qui jouait encore en eux les soutenait contre la misère physique, et tantôt leurs souvenirs, leurs regrets s’ajoutaient au poids de la souffrance et les tiraient bas. Ségur n’a-t-il pas tout dit quand opposant les soldats français aux soldats russes, il écrit qu’ils exposent une vie plus heureuse ? Les nôtres ne pouvaient que mourir ici de faiblesse ou de détresse, eux, fils d’un climat plus doux et qui n’étaient pas nés pour vivre dans ce monde farouche et mystérieux.

Car c’est vraiment un autre monde ; même les choses militaires y prennent une forme nouvelle, plus libre, plus étalée. Nous fîmes, l’automne dernier, une manœuvre autour de Vincennes ; après de longues négociations et grâce au patriotisme d’un maraîcher, nous occupâmes avec des précautions infinies une position bordée d’un côté par un dépotoir et de l’autre par un champ d’asperges ; il n’était pas question dans cette affaire de tirer le canon. Ici, au contraire, on sort simplement de la garnison et trouvant devant soi cette plaine on s’y déploie, on évolue, on la sème de balles, on la laboure d’obus.

Cependant mon compagnon de route, me voyant tombé en mélancolie, me raconte des histoires réchauffantes. Avec une libre bonne humeur que, je ne sais comment, les Russes peuvent allier avec le respect le plus sincère et le plus profond, il évoque des souvenirs de Nicolas Ier. L’Empereur portait une attention particulière à la ville de Kief ; il en consacrait le rôle historique en faisant d’elle un boulevard dirigé contre la Pologne. À chaque voyage, il examinait ses constructions du Pétchersk ; ses ouvriers,