Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 140.djvu/556

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

doit être un jour le maître, mais tous ceux de ses voisins, et, la vérité y étant toute nue et sans égards, on peut aisément juger de quelle utilité il lui peut être. »

Cette encyclopédie ad usum Delphini ne paraît pas avoir jamais été écrite. Mais déjà Fénelon pouvait dire de son élève qu’il connaissait la géographie de la France comme le parc de Versailles. Lorsqu’on songe que, dans le règlement des journées du jeune prince, l’étude proprement dite ne comprenait que quatre heures, on se demande comment, pour prodigieuses que fussent les facultés de l’élève, il était possible à ses maîtres de lui faire parcourir en si peu de temps tant et de si diverses matières. Mais il suffit de se reporter à ce petit traité de l’Éducation des filles, dont nous avons si souvent parlé, pour le comprendre. « Le moins qu’on peut faire de leçons en forme, y dit Fénelon, c’est le meilleur; on peut insinuer une infinité d’instructions, plus utiles que les leçons mêmes, dans des conversations gaies. » En réalité, les leçons du duc de Bourgogne commençaient avec son lever et finissaient avec son coucher. Les leçons c’étaient des conversations, gaies ou sérieuses : « j’abandonnais l’étude, écrivait plus tard Fénelon au père Martineau, toutes les fois qu’il voulait commencer une conversation où il pût acquérir des connaissances utiles[1]. » Jamais précepteur ne s’est emparé plus complètement de l’âme de son pupille; mais jamais pupille n’a conquis plus complètement le cœur de son maître. Quels propos ne devaient pas s’échanger entre un enfant sensible, intelligent, prompt à s’enflammer, et un maître dont la parole souple et colorée devait avoir encore plus de grâce que ses écrits! Nous savons, par un mot touchant quel charme y trouvait l’élève. « Je laisse derrière la porte le duc de Bourgogne, et je ne suis avec vous que le petit Louis », lui disait l’enfant, autrefois orgueilleux et rebelle. Nous savons aussi, par quelques lignes attendries, écrites bien des années après, le souvenir que le maître avait gardé de ces entretiens : « J’ai vu un jeune prince, à huit ans, saisi de douleur à la vue du péril du petit Joas ; je l’ai vu impatient sur ce que le grand prêtre cachait à Joas son nom et sa naissance. Je l’ai vu pleurer amèrement en écoutant ces vers[2] :


Ah! miseram Eurydicen anima fugiente vocabat ;
Eurydicen toto referebant flumine ripæ.

  1. Œuvres complètes, t. VIII, p. 123.
  2. Œuvres complètes, t. VI, p. 630. Lettre sur les occupations de l’Académie.