Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 140.djvu/697

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prologue, ressaisi par la nostalgie de la grand’route, il repart, en laissant dans l’embarras la pauvre Toinette. Et lorsque, vingt ans après, il repasse par le même village, comme on sent bien, en lui, le sauveur attendu ! Toinet, le fils de Toinette et du chemineau, veut mourir parce qu’il aime sans espérance la fille de maître Pierre, un riche fermier. Le chemineau console le pauvre garçon; et comme il est un peu sorcier et « jeteux de sorts », il fait si bien qu’il épouvante maître Pierre et l’amène ainsi à donner sa fille à Toinet. (La scène est, je crois, la meilleure de l’ouvrage, et la plus colorée.) Après quoi, il reprend son sac ; et en route ! et tant pis pour ceux qui l’aiment ! Il faut bien qu’il chemine, puisqu’il est le chemineau.

Ce chemineau est excellent. Sa facilité à s’en aller ne le rend point haïssable, parce que l’on comprend que c’est sa libre vie qui lui a fait un si bon cœur. Et les autres, les sédentaires, sont aussi de bien braves gens. Qu’elle est bonne, cette fine Toinette, si indulgente au poète qui l’a séduite et quittée ! Et qu’il est bon, ce François qui, après le départ du poète, a épousé la pauvre fille! De ce que Toinet, le « gars malade d’amour », et Aline, son amoureuse, ne sont pas très originaux, il ne s’ensuit pas qu’ils ne soient point touchans. La cabaretière Catherine a le cœur sur la main ; Thomas et Martin n’ont pas pour un sou de méchanceté ; et si maître Pierre, le fermier avaricieux, aime un peu trop l’argent, il aime encore mieux sa fille.

Qu’est-ce à dire? Le chemineau ressemble aux bohèmes rustiques de George Sand : il contient seulement un peu moins de vérité. Les autres sont beaucoup plus proches des laboureurs de la Mare au Diable ou de la Petite Fadette que des rustres tragiques de M. Emile Zola ou des paysans exacts de M. Jules Renard. En d’autres termes, le chemineau est une figure de romance, et les autres sont des personnages d’opéra-comique. C’est à merveille. Je ne me dissimule point que cela pouvait être banal. Mais la forme, ici, et J’ajoute la sincérité, sauvent tout. Le banal, entre les mains d’un poète, grandit et devient 1’ « universel »; et M. Jean Richepin est poète. Son dernier drame est un opéra-comique éminent, en très beaux vers, en vers d’un curieux travail, où des vocables de terroir varient industrieusement la trame du plus « littéraire » des styles ; une œuvre d’un caractère tout ensemble classique et populaire. Le Chemineau est, au bout du compte, une très large et assez dramatique variation sur le thème des Bohémiens de Béranger ; et de là son succès éclatant.

Il est admirablement joué par M. Decori ; très bien par MM. Chelles, Janvier et Dorival, et par Mmes Archainbaud et Meuris.