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l’église catholique pour ne s’arrêter sans doute qu’au monastère Mikaïlovski.

Choisissant un chemin qui me va à l’âme, comme on dit ici, je monte par la rue nommée Petite Podvalnaya. Pleine de neige et de silence, elle gagne par un détour Sainte-Sophie et cache derrière des barrières de bois ouvragées et peintes, au fond de petits jardins, des maisons discrètes, fermées de je ne sais quel sceau local et mystérieux. On fait ce rêve d’hiverner là quelque jour et, près du poêle, au chant du samovar, d’écrire un livre bon pour les autres et pour soi. On passe cependant, allant où la vie nous mène.

Une statue équestre de l’hetman libérateur, de Khmelnitzki, regarde vers la cathédrale ; le cavalier étend le bras à l’est d’un geste historique qui veut dire : « Allons vers le tsar de Moscou, le tsar orthodoxe… » ; il montre l’aigle impériale rayonnante sur la plus haute croix du monastère Mikaïlovski. Les Polonais ne l’ont pas décrochée, elle n’est plus descendue, depuis qu’à l’appel du Cosaque elle a d’un large coup d’aile franchi le Dniepr.

Par-dessus le mur d’enceinte, telles des poires d’or dans une corbeille, les dômes culminent confusément ; l’église insultée jadis par les Tartares, ses faîtes sphériques détruits, n’a relevé la tête que coiffée à la mode d’Asie et chargée de ces couronnemens bulbeux. C’était l’époque même où chez nous les clochers gothiques s’élançaient hors d’une terre comprimée longtemps sous des menaces surnaturelles et délivrée tout à coup. Mais tandis que la flèche d’une cathédrale dit : unité, liberté, tandis qu’elle paraît trop haute et vertigineuse au gré de notre foi réduite, l’ensemble touffu de ces toitures russes respire à la fois l’abondance et la contrainte, et l’on se demande si elles ne pousseront pas plus haut quelque jour à mesure que croîtra davantage ce peuple en devenir.

On accède à l’enceinte en passant sous une tour étagée, blanchâtre, balourde, que les oiseaux fréquentent et que les cloches animent ; là, sous ce porche, des mendians présentent sur une tablette peinte la figure du saint, la façade du monastère, desquels ils se recommandent ; des colliers, des chapelets, des médailles, toute une bimbeloterie sauvage s’étale sur des tables, puis lithographies en couleurs, pains de communion, icônes à 20 kopeks…

La cour franchie, une porte poussée, c’est d’abord un amoncellement de corps : des gens assis, couchés, appuyés sur des ballots