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vêtues de noir font sous l’arcade un groupe lent et triste, agréable aux yeux ; un malade qui remonte avec peine, appuyé sur sa canne, la figure envahie de bubons, bredouille quelque chose au passage, d’une langue qu’embrouille déjà la paralysie générale. Nous arrivons à un cloître peint de fresques redoutables, les vingt épreuves que l’âme traverse avant de parvenir au ciel ; on se groupe là pour la descente dans le souterrain.

Ces pescheri furent, paraît-il, creusés par les pirates Varègues qui s’en allaient pillant le long du Dniepr et qui cachaient là leurs provisions et leurs prises ; Kief était, comme on dit, leur base stratégique. Des anachorètes prolongèrent ensuite ces galeries ; saint Antoine d’abord, au temps d’Iaroslav le Sage, puis douze moines troglodytes, occupés autour de lui à d’humbles métiers, puis saint Théodose, modèle de toutes les vertus. La confrérie croissant en renommée, l’ascétisme y devint sublime ; plusieurs solitaires s’enfermèrent à jamais dans leurs cellules ; ils buvaient de l’eau que leur apportaient leurs frères, mangeaient un pain de communion qu’on leur jetait par hasard ; quelques-uns s’enterraient d’avance, comme fit Jean le Souffrant. Pionniers de la douleur et de l’austérité, ils écoutaient là le silence de la terre russe, et, comme d’autres aujourd’hui la fouillent pour lui prendre l’or, le fer ou le charbon, eux ne lui demandaient rien que son secret de tendresse et sa vertu d’amour. On observait un jour qu’ils étaient morts ; et, recueillant dans des châsses leurs corps déjà transsubstanciés, là même où ils avaient si peu vécu, on leur donnait, par la vénération et la légende, cette prorogation d’existence qui les a fait durer jusqu’à nous. Or leur morale n’était pas celle de notre fin de siècle, car chaque âge a la sienne, qui est telle que la vie la dicte ; mais, si j’en crois le petit livre Kief, alphabet de la foi, « de tous les points de la Russie, des pèlerins venaient les saluer, les écouter, et s’en retournaient instruits dans l’art de prier et de vivre. » Ils formaient donc ces générations patientes tombées maintenant aux abîmes du passé, mais propres jadis à la pauvreté, à la guerre, au sacrifice, à la mort. Qui niera l’œuvre de ces ouvriers ? Qui dira tout ce que l’humanité pensante doit à ces hommes qui ne pensaient pas ?

Nous descendons les marches de cette cave ; la lourdeur de l’air angoisse dès le premier pas ; mais puisque les cierges brûlent, il y a ici de l’oxygène ; les poumons n’ont rien à réclamer. Le moine qui débite ses formules devant chaque niche ou chaque