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ramasse encore cet argent-là. Plus tard, plus tard, quand il sera tout à fait riche et tout à fait vieux, quand il aura ruiné dix concurrens, et triomphé de dix grèves, il s’offrira avec cet argent tout ce que la Nature donne de fleurs, tout ce que l’Art donne d’harmonie, tout ce que la pensée donne de fortes joies, — s’il est encore capable de les ressentir... Mais il n’atteindra pas cette seconde étape car, pour s’offrir tout le luxe de la santé, il ruine sa santé; pour se réserver les joies de l’esprit, il perd son esprit, et ce que ce millionnaire appelle plaisamment « gagner sa vie », c’est en réalité gagner à grand’peine et à pas fatigués la vieillesse et la mort...

Cette vie pourtant, cette santé, ces plaisirs esthétiques, qu’il a sacrifiés au désir de la richesse, ne serait-ce point là aussi une richesse? et si l’argent est chose nécessaire, ne serait-ce pas quelque chose de bien nécessaire aussi, pour le manier, que d’avoir des mains vivantes, et pour jouir de la vie enfin, une chose indispensable que de posséder la vie ? « A la croisée des transepts de la cathédrale de Milan, repose depuis trois cents ans le corps embaumé de saint Charles Borromée. Il tient une crosse d’or et porte sur sa poitrine une croix d’émeraudes. En admettant que la crosse et les émeraudes soient des objets utiles, c’est-à-dire de la richesse comme l’entend Stuart Mill, le corps peut-il être considéré comme les possédant? Et s’il ne peut l’être, et si nous devons conclure que généralement un corps mort ne peut posséder de richesses, quel degré et quelle période de vie faut-il dans le corps pour rendre possible cette possession? » Suffit-il de n’être pas mort physiquement et étendu sur un mausolée avec un chien sculpté à ses pieds comme les seigneurs et les dames du XVe siècle? et est-on bien capable de richesses, quand respirant encore, mais brisé par les soucis de l’argent et par les plaisirs de l’argent, on est étendu sur une chaise longue avec un chien vivant et endormi à ses pieds?... Non, n’est-ce pas? Pour jouir de la richesse, il faut que l’on soit debout et que le chien, debout aussi, aboie joyeusement dans le hallier où passent des ailes sombres, ou parmi les prairies où circulent de claires eaux...

En y songeant, on trouvera donc que la première richesse c’est la santé. Or l’argent et les plaisirs de l’argent donnent-ils la santé? Pour cette santé, il faut de l’eau pure. L’usine apporte de l’argent, mais elle empoisonne les ruisseaux de tous les environs, et l’usinier n’a plus d’eau naturelle à boire... Est-ce là de la