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arrache un cri de désespoir : il adjure sa famille (5 septembre) de laisser là maisons, biens, propriétés, et de chercher refuge dans quelque lieu sûr, à Sienne par exemple. « Faites comme on fait aux temps de la peste (moria) : fuyez!... » Treize jours après, tout est consommé, et l’ordre règne à Florence : c’est Giuliano[1], le frère cadet du cardinal Giovanni, qui y représente l’ordre, et l’artiste écrit de nouveau (18 septembre) : « On dit que le péril a cessé, celui des Espagnols : restez en paix alors et ne vous faites l’ami ni le confident de personne, excepté Dieu ; et ne parlez de personne ni en bien ni en mal, car on ne sait la fin de quoi que ce soit; occupez-vous uniquement de vos affaires... » Ces conseils de prudence, le pauvre homme de génie ne les a pas suivis pour son propre compte ; il a tenu des propos inconsidérés : on le sait, à Florence, et le père l’en avertit. Le malheureux fils répond confus, embarrassé : « Pour ce qui regarde les Medici, je n’ai pas prononcé une seule parole contre eux; j’ai parlé d’eux comme l’a fait ici généralement tout le monde ; et par exemple pour le cas de Prato, si les pierres savaient parler, elles en parleraient bien aussi... » Misère et humiliation! Pour protéger son vieux père contre les vexations du nouveau régime, il est bientôt forcé de s’adresser lui-même à ce Giuliano de’ Medici, de faire appel à leurs anciennes relations d’enfance...

« Cher père, — écrit-il à cette occasion, — j’apprends par votre dernière comment vont les choses là-bas : j’en savais déjà une partie. Il faut avoir de la patience, nous recommandera Dieu et nous repentir de nos péchés, car c’est de là que vient toute l’adversité, et notamment de l’orgueil et de l’ingratitude : je n’ai jamais connu de peuple plus orgueilleux et ingrat que les Florentins. (Il pensait à Savonarole, à Soderini, si vite abandonnés!) Donc, si justice vient, c’est mérité... J’écrirai deux lignes à Giuliano de Medici que je joindrai ici : lisez-les et voyez si elles peuvent servir à quelque chose. Si elles ne servent de rien, pensez à vendre ce que nous avons et nous irons habiter ailleurs... Si vous ne pouvez avoir les honneurs de la terre à l’égal des autres citoyens, qu’il vous suffise d’avoir du pain, de vivre bien avec le Christ, et pauvrement comme je le fais ici, moi, qui vis mesquinement (meschinamente) et n’ai cure ni de la vie ni de l’honneur, c’est-à-dire

  1. Le même, dont Michel-Ange a plus tard fait la statue en face du Pensieroso, dans le mausolée médicéen.