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la vie par son courage et son sang-froid, Gœthe se décida enfin à « reconnaître pleinement et bourgeoisement comme sienne, sa petite amie »[1], ce fut par reconnaissance ou parce qu’elle lui était devenue tout à fait indispensable, sans qu’elle eût déployé aucune habileté, aucune ruse, aucune diplomatie pour atteindre ce résultat. Mais auparavant, elle traversa de mauvais jours : elle aussi se sentait bien seule, aux côtés de cet homme trop grand pour elle, — humble bayadère, dont la petite âme simplette languit sous le souffle du dieu. — Des couches malheureuses l’affligèrent. Elle s’ennuya dans sa maison souvent vide. Elle n’avait point d’amis. Les hommes qui fréquentaient chez Gœthe ne s’occupaient guère d’elle : à l’exception d’un certain M. Nicolas Meyer, qui la devina, lui témoigna des égards, et avec lequel elle entretint une correspondance tout amicale et très touchante[2]. Elle avait appris à le connaître comme danseur, car elle dansait pour se distraire, la pauvre : pendant un temps, le bal et le théâtre furent ses grandes ressources, bien qu’elle eût passé trente-cinq ans et perdu sa beauté. Mais le spectacle l’amusait, la valse l’étourdissait : elle se livrait en enfant à ces plaisirs de jeune fille ; elle en oubliait ses gros soucis, qui revenaient sitôt qu’elle se trouvait seule avec elle-même, et qu’elle fut heureuse de pouvoir confier à un brave cœur ami : « Je vis toute tranquille, écrit-elle à M. Meyer (le 22 avril 1803) et ne vois presque personne : le théâtre est une joie, car à cause du conseiller privé, je vis en grand souci ; il est quelquefois tout-à-fait hypocondre, et j’ai beaucoup à supporter, mais je supporte tout volontiers, parce que ce n’est que de la maladie, et je n’ai personne à qui me confier. Ne me parlez pas de cela en m’écrivant, car il ne faut pas lui dire qu’il est malade. » Et une autre fois : « Depuis près de trois mois, le conseiller privé n’a presque pas eu une bonne heure, il a passé par des périodes où l’on pourrait croire qu’il va mourir. Voyez qu’à part vous et le conseiller privé, je n’ai pas un ami au monde, — et vous, mon cher ami, vous êtes, à cause de l’éloignement, comme perdu pour moi. Vous pouvez penser, s’il survenait un malheur, seule comme je suis, ce qu’il en adviendrait de moi. » — Voilà qui pourrait donner raison à Kœrner : peut-être s’est-il trompé sur les causes, mais non sur les effets ; et le spectacle de ce ménage de grand homme

  1. Lettre au président de la cour, W. G. Günther.
  2. Freundschafliche Briefe von Gœthe und seiner Frau an Nicolnus Meyer ; Leipzig, 1856.