toi parce que ton père, trop amoureux de la fortune, te maria avec une femme riche, mais d’un certain âge ; moi parce que, sans raison particulière, on m’obligea à donner ma main à un homme opulent, honorable, mais que je n’aimais point. Nous redevînmes libres, toi le premier, et ta petite maman te laissa en possession d’une grande fortune ; moi, plus tard, à l’époque même où tu revins de tes voyages. Nous nous retrouvâmes ; nous avions de doux souvenirs : il nous fut agréable de les cultiver, et nous pouvions vivre ensemble sans obstacles. Tu insistas sur notre union : je ne consentis pas d’abord, car le nombre de nos années est à peu près égal, et, comme femme, je suis maintenant plus âgée que toi. A la fin, je n’ai pas voulu te refuser ce que tu semblais considérer comme ton unique bonheur. Tu voulais te reposer à mes côtés de toutes les fatigues que tu avais essuyées à la cour, au service, dans tes voyages ; tu voulais te recueillir, jouir de la vie, mais avec moi seule. Je mis ma fille unique en pension, où elle se développe, sans doute, d’une manière plus variée que la chose n’était possible dans un séjour champêtre. Et ce ne fut pas elle seulement, mais encore Ottilie, ma chère nièce, que je plaçai dans ce pensionnat, elle qui peut-être se serait mieux préparée, sous ma direction, à me seconder dans les soins du ménage. Tout cela s’est fait, avec ton approbation, uniquement pour qu’il nous fût possible de vivre pour nous-mêmes, de goûter sans trouble le bonheur que nous avions ardemment désiré dès le jeune âge, et bien tard enfin obtenu. C’est ainsi que nous sommes entrés dans notre séjour champêtre. Je me suis chargée de l’intérieur, toi des affaires du dehors et de l’ensemble. Mes arrangemens sont pris pour aller au-devant de tous tes désirs et ne vivre que pour toi… » Comme on le voit par ce petit discours, — qui est en même temps une claire exposition du roman, — Charlotte est une personne affectueuse et intelligente : elle a de l’expérience, assez d’instinct pour deviner ce qu’elle ignore, beaucoup de délicatesse de cœur, suffisamment de distinction d’esprit ; elle rentre dans la lignée des personnes actives, douces et régulières, dont la première Charlotte, celle de Werther, est le type le plus accompli : moins riche, au lieu de mettre sa fille et sa nièce dans un pensionnat, elle leur aurait confectionné d’abondantes tartines, qui eussent rappelé celle qu’on mangeait de si bon appétit dans la « maison allemande » de Wetzlar. Mais fortune oblige : elle ne peut que gâter son mari, gouverner ses terres, embellir ses jardins.
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