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à l’homme la seule espèce de bonheur positif dont il soit capable. » Ranieri ne se contentait pas des bonheurs d’imagination. À Naples, à Rome, à Florence, il avait eu des succès faciles et de brillantes aventures. Il ressentait une profonde compassion pour ce pauvre rachitique, qui s’efforçait vainement de croire qu’il est plus doux d’aimer la femme qui n’existe pas que celle qu’on voit et qu’on touche, et qui se répétait sans cesse : « Ne lui dis rien, elle se moquerait de toi. »

S’il m’en souvient, Leopardi s’est plaint quelque part des écervelés et des fats, qui ont la fureur de raconter aux autres leurs bonnes fortunes. Sans doute Ranieri lui taisait les siennes, ne lui vantait point ses félicités. Une circonstance favorable à leur étroite liaison fut qu’à cette époque, pour la première fois, il arriva à Ranieri d’être malheureux dans ses amours. Il avait conçu une ardente passion pour une actrice célèbre, Mme Madeleine Pelzet ; il l’aima deux années durant et n’en put rien obtenir. Dans le même temps, Leopardi s’était éperdument épris de la belle Fanny Ronchivecchi, mariée à un botaniste de renom, Targioni-Tozzetti. C’était une coquette fieffée ; elle prenait plaisir à le tourmenter par ses perfides agaceries, à accabler ses enfans de caresses, à leur prodiguer les baisers en présence de cet adorateur muet, qui mangeait son pain à la fumée du rôti. Il l’a chantée sous le nom d’Aspasie, il a raconté ses artifices, ses manèges, auxquels il n’aurait pas dû se laisser prendre ; n’avait-il pas écrit un jour que « la femme est un animal sans cœur » ? Ranieri s’appliquait à le réconforter, à l’encourager, à ranimer ses espérances, à lui persuader qu’Aspasie finirait par se laisser attendrir. Du même coup il lui contait les rigueurs et les résistances de Mme Pelzet, ses vaines poursuites, ses cruels mécomptes, et tour à tour chacun d’eux plaignait l’autre ou demandait à l’autre de le plaindre. Rien n’est plus propre à cimenter une amitié naissante.

Ranieri eut toute sa vie le goût de l’emphase, le génie de l’exagération. Après la mort de Leopardi, il écrira à Niccolini, le 1er juillet 1837, « qu’il a cru perdre la raison, qu’à force de pleurer, il n’a plus de larmes, que les yeux lui sortent de la tête, que sans doute il ira avant peu rejoindre l’ombre adorée dans la grande mer de l’éternité. » Il vivait encore cinquante ans plus tard. Le 3 septembre, il écrira au comte Monaldo : « J’avais peine à croire un de mes amis de France qui prétendait avoir vu blanchir en quelques minutes les cheveux d’une jeune fille, dont le père avait été guillotiné sous ses yeux. Je l’en crois depuis que j’ai vu du 14 au 15 mes cheveux blonds devenir tout gris ; il leur a fallu plusieurs semaines pour reprendre leur couleur naturelle. » Prenait-il lui-même ses hyperboles au sérieux ? Était-il un exagérateur