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Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 141.djvu/460

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avec un orgueil insupportable autant que ridicule, une figure revêche et une humeur acariâtre. On peut se vanter de ses bonnes fortunes, car de même qu’il ne servirait de rien à un capitaine d’avoir fait un bel exploit de guerre que personne ne connaîtrait, de même un amour secret ne vaut rien : et c’était l’opinion de M. de Nemours qui fut en son temps le parangon de toute chevalerie. Enfin un gentil cavalier qui reçoit de l’argent d’une femme n’est pas pour cela décrié. Pour sa part, Brantôme n’a pas usé de ce moyen de s’enrichir ; mais il s’en admire ; et il n’en suppute pas moins les sommes dont il s’est ainsi privé par libre volonté et complexion généreuse. « Si j’eusse voulu prendre d’elles ce qu’elles m’ont présenté et en arracher ce que j’eusse pu, je serais riche aujourd’hui, ou en bien, ou en argent, ou en meubles, de plus de trente mille escus que je ne suis[1]. » Au reste, pourquoi parler ici de délicatesse de sentimens et de point d’honneur? Les aventures que conte Brantôme n’intéressent que les sens. La sensualité qui s’encadre dans ce brillant décor est de l’espèce la plus vulgaire. C’est l’honnête paillardise.

Il y a plus. Je crains qu’on ne fasse tort à Brantôme, quand on prétend, comme c’est l’opinion courante, que dans sa conception de « l’honnêteté » il n’entre aucune idée de morale et que l’honnêteté pour lui relevant uniquement de l’esthétique est en dehors de la morale. C’est n’avoir pas fait attention à tels passages significatifs et n’avoir pas vu le beau de la théorie, ce qui lui donne sa portée et en prépare les conséquences. En effet on a beau être né gaulois et avoir vécu dans un milieu demi-païen, après quinze siècles de christianisme il est impossible de traiter des choses de la chair, sans faire acception d’aucune idée de morale. On attaque la morale, on la raille, on la fausse, on la rejette, on ne l’ignore pas. Pour lui, Brantôme ne conteste pas le juste pouvoir de la morale ; il se borne à prétendre qu’il expire au seuil de certaines classes sociales. S’il note en historien ami du vrai, que Jeanne II, reine de Naples, « laissa ung bruit de femme impudique », le moraliste qui est en lui se hâte de répondre que « pour cela c’est le vice le moins blasmable à une reine. » De fait, la pudicité ne fut le principal mérite ni des Catherine, ni des Élisabeth, ni de cette Marie Stuart dont il a si heureusement contribué à former la légende, ni de cette Marguerite de Valois à laquelle il a voué un culte. Ce qui est permis aux reines doit l’être également aux princesses et grandes dames, tout en restant interdit aux personnes de condition moyenne.

  1. Brantôme, IX, 109.