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grande, en revanche, lorsque, en 1876, à la veille des représentations, il reçut un nouveau livre du jeune philologue, consacré tout entier à l’oeuvre de Bayreuth. « Ami, lui écrit-il aussitôt, votre livre est immense ! Où avez-vous appris à me connaître aussi bien ? Arrivez vite ! Venez vous préparer par les répétitions à l’impression de la première ! Votre Richard Wagner. »

L’heure de la bataille suprême allait sonner, pour Wagner. Le vieux maître allait inaugurer son art, dans son théâtre. Il allait recueillir le fruit de trente ans d’efforts, de souffrances et d’inquiétudes. Et il se réjouissait ingénument de la joie qu’il allait offrir à ses admirateurs. Nietzsche, en particulier, qui avait si vaillamment combattu pour la cause, comme il allait être heureux de la voir triompher ! Comme la perspective de pouvoir assister bientôt aux répétitions allait être pour lui une douce récompense !

Nietzsche vint, en effet, assister aux répétitions. Mais il était d’humeur plus bizarre, plus hargneuse que jamais. C’est à peine si Wagner l’apercevait de loin en loin, promenant sa tristesse parmi l’allégresse bruyante des autres wagnériens. Et puis brusquement, un beau jour, on apprit qu’il était parti. Pourquoi ? Personne ne le savait, et personne d’ailleurs ne se souciait de le savoir. On avait, à cette heure décisive, bien autre chose en tête ! Et comme on l’avait laissé partir on le laissa revenir, quelque temps après. De nouveau Wagner l’entrevit, errant dans la foule. Il pensa sans doute que le pauvre garçon devait être malade ; il lui avait toujours dit que l’excès de travail ne lui valait rien.

Les deux amis se rencontrèrent une fois encore, l’hiver suivant, à Sorrente. Wagner s’y reposait de ses glorieuses fatigues : Nietzsche y était venu se reposer aussi. Mais il y était venu en compagnie d’un juif, le docteur Paul Rée, auteur d’un petit livre de pensées inspiré d’Helvétius, de Stendhal, et des positivistes anglais. Il ne se séparait plus de ce nouvel ami, dont la personne, non plus que les doctrines, ne pouvait être du goût de Richard Wagner. Aussi les entrevues furent-elles assez froides. On échangea des politesses, mais pas une fois il ne fut question de rien d’essentiel. Wagner vit bien, — et sans doute il le vit alors pour la première fois, — que Nietzsche n’avait plus pour lui son pieux attachement de jadis.

Il le vit plus clairement encore quelques mois plus tard, lorsque Nietzsche, au retour de Sorrente, lui envoya un nouveau livre, un recueil de pensées intitulé : Humain, trop humain, où il reniait ouverte-