l’esprit allemand à « une conception foncièrement inchrétienne du
monde et de l’humanité. » Il s’était dévoué au « plan » de Wagner avec
l’espoir que celui-ci, à son tour, allait se dévouer au sien. Mais Wagner
ne faisait pas mine d’y songer. Il jouissait de son triomphe, seul au-dessus de la foule de ses admirateurs, offrant fièrement à l’Allemagne
l’immense monument qu’il venait d’édifier pour elle. Le malheureux
Nietzsche devait s’avouer que son « allié » avait trompé son attente, et
que son long sacrifice resterait inutile. C’est tout cela qu’exprime à sa
façon Mme Fœrster dans un des passages les plus curieux de son livre.
« Un matin que nous étions venus chez Wagner, écrit-elle, nous le
trouvâmes dans son jardin, se préparant à sortir. Je ne me rappelle
plus ce qu’il nous dit, mais tout à coup je vis une lueur s’allumer
dans les yeux de mon frère, et tout son visage s’animer avec une
expression d’attente fiévreuse. Peut-être espérait-il que Wagner allait
enfin lui dire : « Oh ! mon ami, toute cette fête n’est qu’une farce, ce
n’est point du tout ce que, à nous deux, nous avons désiré et rêvé ! »
Mais aux premières paroles qui sortirent ensuite de la bouche de
Wagner, je compris bien que l’attente avait été vaine. Cet aveu que
mon frère avait espéré, Wagner ne le fit point : il n’aurait pu le faire.
Il n’était plus assez jeune pour prendre parti contre soi-même ! »
Mais ce qu’il y a de plus tragique, dans cette désillusion du philosophe, c’est qu’en effet ses illusions n’avaient pas été sans fondement. Non que Wagner, comme nous l’avons vu, lui ait fait jamais aucune promesse, ni que, « à eux deux », ils aient jamais rêvé en commun une œuvre auprès de laquelle l’œuvre de Bayreuth n’aurait été qu’une «farce ». Mais cette œuvre idéale, Nietzsche avait conscience de l’avoir exposée dans ses livres, où Wagner n’avait vu qu’un éloge de son génie. Il ne se trompait pas en affirmant, plus tard, que le drame dionysiaque dont il avait prêché la résurrection était supérieur mille fois à ce qu’il appelait « l’opéra wagnérien ». Il lui était supérieur comme l’est toujours l’idéal à laréahté[1].
Le drame de Wagner avait seulement pour lui d’être réel, de vivre, tandis que celui de Nietzsche n’existait qu’en idée. Et c’est là, je crois, l’explication dernière du malentendu si tristement prolongé entre les deux amis. L’un était un penseur, l’autre un artiste et un homme d’action; et tous deux n’attachaient d’importance véritable qu’à ce pour quoi leur nature les avait créés. Ainsi, pour Wagner, les théories
- ↑ Sur le wagnérisme de Nietzsche, et en général ses relations avec Wagner, voyez l’article de M. Éd. Schuré dans la Revue du 15 août 1895.