Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 141.djvu/799

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

confondu : « Le souverain, c’est moi. » Cette souveraineté, si brusquement évoquée, sembla d’abord une dérision. On la railla jusque sous la guillotine. Les crimes commis en son nom terrifièrent sans convaincre ; ceux qui la maudissaient n’y croyaient pas. De loin, on vit plus clair. « Combien de temps durera la Révolution ? demandait une grande dame de l’émigration. — Toujours, » répondait le prince de Kaunitz. — « De ce jour, disait Goethe, le soir de Valmy, date une ère nouvelle de l’humanité. »

Cette ère nouvelle est celle de la puissance populaire. Bien peu s’en doutèrent au moment où elle s’ouvrit. Beaucoup en doutent encore, après une durée de plus d’un siècle. L’œuvre de démolition a été si foudroyante, l’œuvre de transformation si radicale que les témoins en sont restés étourdis, et les acteurs eux-mêmes presque inconsciens. Tout n’été broyé, afin que tout fût nivelé, a dit l’un d’eux : la Révolution est résumée en ces quelques mots. La violence a détruit, l’égalité a nivelé : de cette destruction et de ce nivellement, la démocratie est sortie tout armée.

Née d’une tourmente, elle a subi, depuis, bien des orages. Aucun n’a pu la renverser. Elle a paru parfois chanceler ; mais elle a tout de suite repris son aplomb. Ses défaites n’ont été qu’apparentes. Après dix ans passés à s’entr’égorger, les survivans de la Révolution, à bout de forces, se jetèrent aux genoux d’un soldat de génie. On crut à leur apostasie. C’était les calomnier. Ils furent servîtes, mais non apostats. Bonaparte n’avait pas eu à choisir entre César et Washington. Consul, empereur, il resta l’homme peuple. Il n’a pas vaincu la démocratie, il l’a incarnée. Avant de se faire sacrer partie Pape, il se fit élire par la nation. Son erreur fut de se croire l’arbitre entre le monde ancien et le monde nouveau et de prétendre les réconcilier par l’obéissance et la vanité. Il les obligea bien à se rapprocher, mais ne réussit pas à les confondre. La tâche était au-dessus des forces humaines.

Ni l’orgueil ni la puissance ne l’aveuglèrent. Dans les foules qui l’acclamaient, dans les troupes dont il était l’idole, il sentit toujours battre le cœur de la France révolutionnaire. Son manteau d’abeilles d’or ne lui fit pas oublier son uniforme de général républicain. A Tilsitt, dans l’éclat d’une gloire incomparable, il osait dire aux souverains et aux princes de la vieille Europe, réunis à sa table : « Quand j’étais sous-lieutenant d’artillerie… » Le jacobin sommeillait en lui ; il se réveilla aux jours tragiques de sa destinée. A son retour de l’île d’Elbe, il retrouva,